Interview with Jacques Bouveresse, Conducted by Knox Peden, 15 January 2009
KP: Pour commencer pourriez-vous dire quelque chose sur l’origine de votre participation aux Cahiers pour l'Analyse?             
JB: C’est  un peu difficile. D’abord ce sont des choses qui sont maintenant très  lointaines et sur lesquelles j’ai des souvenirs                qui sont un peu imprécis. A cette époque-là nous étions  toute une équipe, une bande – je ne sais pas comment il faut dire                – qui nous sommes retrouvés ensembles à la rue d’Ulm.  Mais j’occupais moi-même déjà une position qui, je crois, était déjà                très marginale à bien des égards, parce que j’avais  commencé à m’occuper de Wittgenstein, je m’intéressais beaucoup à la  philosophie                analytique. J’avais commencé à apprendre sérieusement la logique  mathématique, que j’ai ensuite enseigné à partir de 1966. Donc j’étais  alors assistant à la Sorbonne, ça s’appelait encore                la Sorbonne à l’époque, pour enseigner la logique  mathématique. J’étais donc au milieux de gens dont les intérêts étaient                quand même la plupart du temps extrêmement différents. Il  y avait des Heideggériens extrêmement convaincus, dans le style                des Heideggériens français, c’est-à-dire des  Heideggériens que l’on pourrait qualifier sans exagération comme pas  simplement                sectaires, généralement plus sectaires que les  Heideggériens allemands. C’était un phénomène français, une espèce  d’idolâtrie                Heideggérienne. Donc, il y avait les Heideggériens et  puis il y avait ce qu’on pourrait appeler le structuralisme, bien sûr,                pour utiliser un terme extrêmement général.             
Mais à l’intérieur même de cette constellation  structuraliste ce qui dominait c’était vraiment le  ‘Lacano-Althussérisme’, qui est un phénomène qui a pris naissance à peu  près à ce moment-là, je pense à peu près au milieux des années soixante                ou un peu avant. Je suis arrivé moi-même à l’École  Normale Supérieure en 1961 et j’étais déjà très en retrait par rapport                à tout ça. Alors, le ‘Lacano-Althussérisme’ c’est un  phénomène assez étonnant. Il est né de la rencontre d’Althusser, d’abord avec la psychanalyse et ensuite plus précisément avec Lacan.  Et là je pense qu’on peut dater avec une certaine précision le  commencement de tout ça, la chronologie, je pense que c’est                la leçon inaugurale de Jules Vuillemin au Collège de  France, qui a dû avoir lieu en 1962, si je me souviens bien. C’est là                qu’Althusser – je le vois comme si c’était hier – à la  sortie de la leçon inaugurale de Vuillemin, Althusser a dit ‘Lacan est  là il faut que j’aille lui parler’. Lacan avait assisté à cette leçon  inaugurale de Vuillemin, qui était quelqu’un qui était une exception,  déjà. Lui s’intéressait                beaucoup à la logique, il était en train de travailler,  si je me rappelle bien, à un ouvrage, ou il avait peut-être déjà publié                le premier tome d’un ouvrage monumental qui s’appelle Philosophie de l’Algèbre  et il faisait parti de ceux qui avaient introduit en France, qui  avaient commencé introduire en France véritablement la logique                et la philosophie inspirée de la logique – en même temps  que Granger, c’était les deux grandes exceptions à l’époque. Althusser                avait été à l’École Normale Supérieure en même temps que  Vuillemin. Vuillemin, Althusser et Granger avaient à peu près le                même âge, à un an de près. Ils s’étaient connus très bien  et Vuillemin et Granger avaient été des élèves de Jean Cavaillès.                C’est ça la filiation. Ils ont été formés en grande  partie par Cavaillès. Vuillemin m’a dit une fois ‘faire ce que j’ai  fait’, c’est-à-dire travailler sur la philosophie de la logique, la  philosophie de la mathématique, ‘c’était la moindre des choses quand on  avait eu comme maître Cavaillès’. Donc il y avait un héritage qui  s’était transmis à eux.             
Donc ça c’est pour décrire un petit peu le contexte. Donc  moi dans tout ça j’occupais une position qui était compliquée et                un peu instable, parce que j’étais déjà à certains  regards très loin de tout cela. Je me souviens d’avoir suivi un cours de                Derrida  qui s’appelait ‘L’idée d’ontologie chez Husserl et Heidegger’ et alors  on sortait avec la grosse tête la plupart de nous, on était à plusieurs.  La plupart des gens qui se sont retrouvés                dans le Cercle d’Épistémologie  supportaient mal ce genre de philosophie, on ne comprenait pas très  bien. On trouvait ça complètement irrationnel. Dans le                milieu Heideggérien la science, qui pour moi apportait  beaucoup, était traitée, c’est le moindre qu’on puisse dire, de façon                très méprisante. Bon c’était le genre de choses qu’on  ignorait, surtout les sciences humaines, d’ailleurs. Les Heideggériens                étaient extrêmement remontés contre les sciences  humaines, à un moment où les sciences humaines étaient devenues au  contraire                extrêmement importantes. C’est le moment où par exemple  la linguistique est devenue très à la mode, l’anthropologie … Alors                la linguistique ça voulait dire Saussure, Hjelmslev et Jakobson. C’étaient ceux-là, qui n’étaient pas forcément d’ailleurs ce qui était le                plus représentatif de la linguistique. Je ne le crois pas. C’était Structures Syntaxiques de Chomsky, qui a été publié en 1959. Donc on aurait pu s’intéresser déjà à ça, mais bien sûr on ne s’y est intéressé que                bien après.             
>Quoi que, il y avait quelqu’un qui s’est intéressé  relativement tôt, c’est Jean-Pierre Faye, c’est-à-dire le groupe Change.                Le groupe Change il y avait une fille qui était assez  remarquable, qui s’appelait Mitsou Ronat, qui est morte très jeune dans                un incident de voiture. Eux, ils s’intéressaient  énormément à Chomsky, à la linguistique. Mais la linguistique au début  des                années soixante, la linguistique qui comptait, c’était la  trilogie, la sainte trinité, Saussure, Hjelmslev et Jakobson. Et                tout ce monde là était lié plus ou moins à Lacan. Lacan  c’était quelqu’un qui, je pense, connaissait Jakobson, il s’est  intéressé                beaucoup à cette linguistique-là et pas la linguistique  en général.             
Donc une des caractéristiques de ce Cercle d’Épistémologie – on m’a demandé d’y participer parce que je m’intéressais à l’épistémologie, je pense que c’est la raison principale, parce que je m’intéressais à la logique et à l’épistémologie.             
KP: Donc c’est eux qui vous ont demandé à participer?             
JB: Oui, oui, c’est eux. Je suis incapable de me rappeler si c’est Miller ou Milner ou les deux. Vous avez dû remarquer que les ‘liminaires’, comme on les appelait, on appelait ça les ‘limilners’ des Cahiers pour l'Analyse,  qui étaient rédigés par Miller et Milner la plupart du temps. Je  trouvais ça presque incompréhensible, c’était rédigé dans                un langage qui était tellement hermétique, bon, c’est  tellement précieux. Je pense qu’ils avaient une certaine estime pour                ce que je faisais, ou ce qu’ils pensaient que je faisais  ou que j’allais faire. Je me souviens très bien que moi, ce qui  m’intéressait                à l’époque c’était Wittgenstein, c’était Frege,  c’était des auteurs de ce genre. Pas tellement l’épistémologie  française, mais ça, bon, on en reparlera, puisque c’est un                aspect du problème qui a son importance. Donc ils m’ont  demandé probablement de participer à ce cercle, encore une fois, parce                que je m’intéressais à la logique et à l’épistémologie et  parce qu’ils estimaient peut-être … ils étaient convaincus sûrement                qu’il y avait des choses à faire dans ce domaine-là et  que peut-être j’étais capable de les faire. Mais ma participation est                restée presque complètement formelle, parce que je ne me  souviens pas d’avoir jamais participé à une réunion de ce cercle.                Se réunissaient-ils d’ailleurs? Je n’en sais rien.             
KP: J’ai remarqué que, dans les numéros de Cahiers eux-mêmes, votre nom est toujours présent pour le Cercle d’Épistémologie, mais jamais sur le conseil de rédaction.             
JB: Oui, je pense – évidemment il faut se méfier de ses souvenirs – je crois ne jamais avoir participé ni à une réunion du Cercle                d’Épistémologie, ni à une réunion de préparation pour les Cahiers pour l'Analyse, pour la fabrication des numéraux.             
KP: Vous avez parlé un petit peu du rôle d’Heidegger, d’idolâtrie des Heideggériens et c’est clair que dans les Cahiers pour l'Analyse,  du début à la fin, il y a une critique de la phénoménologie. Mais en  même temps on sait que l’engagement de Cavaillès avec                la phénoménologie ne peut pas se réduire à un rejet  complet. Il y avait aussi les autres, comme Suzanne Bachelard, Desanti,                Granger, Vuillemin, qui dans les années cinquante et  soixante continuaient à s’engager dans le projet de Husserl, sinon  Heidegger.                Il y a donc cette différence au cœur de la phénoménologie  française elle-même.             
JB: Je dirais un peu plus Suzanne Bachelard, c’était surtout Suzanne Bachelard qui connaissait très bien Husserl. Je l’ai croisé                passer l’agrégation, c’est-à-dire en 1965, c’est elle qui a fait un cours sur les Recherches Logiques de Husserl, qu’elle connaissait très bien et il n’y a pas tant de gens que ça … Je me rappelle que dix ans après c’était                devenu difficile de trouver quelqu’un capable de faire un bon cours sur les Recherches Logiques,  en partie d’ailleurs parce que Heidegger avait supplanté Husserl,  c’est-à-dire le premier Husserl surtout. Le deuxième Husserl                était relativement bien connu, grâce à Ricoeur notamment,  ou Derrida. Mais le premier Husserl, qui est encore très classique,                qui est sur bien des points proche de la philosophie  analytique, cela n’avait pas échappé à des gens comme Gilbert Ryle par                exemple. Celui-là commençait déjà à n’être plus tellement  connu. Donc Suzanne Bachelard connaissait très bien Husserl. Vuillemin                et Granger le connaissaient aussi, mais ils avaient une  position beaucoup plus critique.             
KP: Comme celle de Cavaillès, j’imagine.             
JB: Plutôt plus que Cavaillès. Alors Desanti, c’est évident, sa thèse s’appelle Les Idéalités mathématiques,  vraiment un titre phénoménologique. Alors évidemment il y a toute une  filiation là qui est intéressante. Parce que Vuillemin                a succédé à Merleau-Ponty au Collège de France, quand  Merleau-Ponty est mort, je crois en 1961, si je ne me trompe. Il n’y                a pas véritablement de succession au Collège de France,  enfin, le fait est qu’on est passé d’un philosophe comme Merleau-Ponty,                qui était probablement le meilleur représentant de la  phénoménologie française, on est passé, donc, à quelque chose de  fondamentalement                différent, c’est-à-dire avec une ouverture beaucoup plus  marquée en direction du monde anglo-saxon, de la logique, enfin vous                voyez. Alors celle qui est restée la plus proche de la  phénoménologie, je pense que c’est Suzanne Bachelard. J’ai eu beaucoup                de discussions avec elle, qui n’étaient pas toujours très  facile, parce qu’elle avait des difficultés avec la philosophie                analytique. Ils en avaient d’ailleurs tous, mais celle  qui en avait le plus c’était elle. Par exemple elle avait énormément                de mal à accepter l’idée que Bertrand Russell pourrait  être un grand philosophe. Elle trouvait que c’était plat.              
Alors là, il faudrait en parler longuement, il y avait  cette idée que la philosophie est une discipline littéraire, qu’elle                n’intéressait que par les gens qui savaient écrire,  autant que possible par des écrivains, ce qui est une différence  extrêmement                importante. Le style, le mode d’écriture compte  infiniment plus pour les philosophes français que pour les philosophes  anglo-saxons.                Je ne dis pas qu’il ne compte pas du tout, parce qu’il y a  des philosophes analytiques, anglo-saxons comme on dit, qui sont                de grands écrivains. Quine par exemple est un styliste  remarquable. Mais Carnap ne l’était pas, en plus l’Anglais n’était                pas sa langue d’origine. Alors elle avait beaucoup de mal  à lire ce genre de philosophie, qu’elle trouvait un peu puérile,                un peu simpliste. Moi ça m’étonne toujours, je trouve que  c’est une philosophie qui est, chez des gens comme Bertrand Russell,                qui est tout sauf puéril. Bon, c’est extrêmement  difficile la plupart du temps. C’est un peu comme Poincaré, on a  l’impression                que c’est très facile, quand on le lit. Il écrit un  français superbe, vraiment clair, mais quand on regarde ce qu’il y a  derrière                … enfin, c’est pour vous décrire un peu le climat.             
Donc, on était quand même resté à un stade où ce qui  dominait était une tradition vraiment française. C’est-à-dire, on  s’intéressait                à un certain nombre d’auteurs étrangers, mais la plupart  du temps les auteurs étrangers en question étaient des auteurs  allemands,                assez rarement des auteurs anglais ou américains, ce qui  correspond à un phénomène que j’ai souvent décrit, parce qu’il m’a                beaucoup frappé. C’est-à-dire que, après la fin de la  deuxième guerre mondiale il était, ou il aurait dû être évident, que                le centre de gravité de la philosophie avait changé de  façon spectaculaire, à cause de l’émigration. C’est-à-dire que  pratiquement                les meilleurs ont quittés l’Allemagne ou les pays  d’Europe centrale, l’Autriche, la Pologne etc. Gödel et bien d’autres,  Carnap,                Popper … et se sont retrouvés soit en Angleterre, soit  aux États-Unis, pour peu à recommencer en Australie ou en Nouvelle                Zélande. Enfin je crois qu’il y a une différence avec la  Nouvelle Zélande. Donc il y avait ce phénomène qui m’avait frappé                énormément.             
Ce qui était un peu paradoxal parce que je n’étais pas du  tout …, j’étais germaniste de formation et je m’étais énormément                intéressé à la littérature allemande. J’avais même pensé  plus ou moins à passer une agrégation de l’allemand. Et puis tout                d’un coup je me suis dit, comme je commençais – je ne  savais pas l’anglais à l’époque, j’ai appris l’anglais pour lire les                philosophes anglophones. J’étais frappé immédiatement.  J’avais le sentiment d’avoir trouvé en quelque sorte ce qui me fallait,                à savoir des philosophes que je comprenais. Je les  comprenais d’ailleurs assez bien, sauf en ce qui concerne la technique                logique.  Là évidement c’était une chose où les gens comme nous ne savaient rien.  Il fallait tout apprendre. Donc, j’ai commencé à                m’intéresser à ça et il s’est trouvé que, pour des  raisons qu’il faudrait regarder de près, la logique formelle était une                chose qui intéressait aussi beaucoup les lacaniens par  exemple et Lacan lui-même. Il se trouve qu’en 1970-71 j’ai fait une                traduction française de la Syntaxe Logique de Carnap, Die Logische Syntax der Sprache,  qui n’est toujours pas parue et qui va sans doute paraître, bon  j’espère d’en être arrivé au point, l’année prochaine. Gallimard                à accepté de la publier. Mais vous voyez la situation. Il  a fallu que plus de quarante ans passent, pratiquement, pour que                cette traduction soit publiée. Ce qui signifie qu’il y a  eu vraiment un changement très important, qui s’est fait lentement.                Il y a eu une prise de conscience qu’il y avait des  choses qui fallait connaître dans la philosophie qui s’écrivait en  langue                anglaise. Il faut savoir aussi que, j’ai encore entendu  dire, il n’y a pas si longtemps que ça, par des gens qui ne sont pas                des imbéciles, que l’anglais n’était pas vraiment une  langue philosophique. C’était ce genre de choses que les français  devaient                découvrir. J’ai encore entendu dire des gens comme Nancy  et Lacoue-Labarthe, qui était Derridiens, dire que, à peu près ça,                que la philosophie ne peut pas se faire en anglais. Elle  s’est faite à un moment donné en grec, en latin, au XVIIe siècle                elle s’est faite en français et puis, bon, c’est  l’Allemagne qui a pris la relève. C’était ça la réalité.             
KP: Dans  un entretien entre vous et Jean-Jacques Rosat vous avez dit qu’il y  avait un élément quasiment nationaliste dans la philosophie                de la science en France et en particulier avec les  Althussériens. Il fallait ‘buy French’. C’est bien évident qu’ils  s’intéressaient beaucoup à Canguilhem et Bachelard.             
JB: Tout à fait. Il y avait une tradition française dans l’épistémologie qui était censée représenter la seule épistémologie digne                de ce nom. Bachelard était censé en quelque sorte avoir crée l’épistémologie, grâce à ce qu’on appelle une ‘coupure épistémologique’.  Alors la conséquence a été que tout ce qui avait été avant – avant il y  avait des auteurs extraordinairement importants,                Poincaré, Duhem, Meyerson. Par exemple on redécouvre  Meyerson, les gens ont recommencé à relire Émile Meyerson, qui est  quelqu’un                de remarquable. Mais alors, dans cette affaire-là, il y  avait l’application du schéma familier chez les Althussériens,  c’est-à-dire                une science  commence à exister grâce à une coupure épistémologique. Galilée a crée  la dynamique grâce à une coupure de cette sorte. Darwin                a crée … enfin bon, mais il y avait cette succession donc  de coupures épistémologiques, qui ont marqué chaque fois le  commencement                d’une science nouvelle et l’épistémologie était le  produit d’une création de cette sorte. Mais c’est un phénomène français,                c’est-à-dire à la rigueur il y avait quelques allemands  qui auraient mérité d’être mentionnés. En tous cas, il y avait ceux                qui étaient exclus, c’est-à-dire tout ce qui était  anglo-saxon. Alors de façon générale tous les scientifiques, c’est ce  qu’on                appelait l’épistémologie spontanée des savants, étaient  en général considérés comme absolument dépourvu d’intérêt. Ce qui                fait que les contributions apportées à l’épistémologie  par des auteurs comme Helmholtz, Mach, Boltzmann, Poincaré lui-même,                étaient considérés comme d’un intérêt tout à fait  minable. Or, c’était ça qui m’intéressait. J’avais commencé déjà, par  exemple,                à lire Boltzmann, qui est encore très peu connu. Les  travaux philosophiques et épistémologiques de Boltzmann sont encore très                peu connus. Je commençais déjà à lire Hertz, les  principes de la mécanique de Hertz, qui ont été publiés en 1894, si je  me                souviens bien. Il y a une introduction qui est un  véritable classique de l’épistémologie. Et il était à l’époque à peu  près                impossible de faire accepter ces choses-là comme étant  des choses qui comptent en épistémologie.             
Alors c’est très curieux parce que c’est un phénomène  récent. Bachelard n’aurait lui-même jamais réagi comme ça. Bachelard                il connaissait Mach, par exemple, il en parlait avec  beaucoup de considération. Il n’aurait jamais parlé comme en parlaient                les élèves d’Althusser. La même chose avec Popper. Ça  aussi c’est un phénomène fascinant. Quand on a traduit The Logic of Scientific Discovery  de Popper, je ne me rappelle plus de l’année exacte, mais il y avait  une préface de Jacques Monod, qui commençait à peu près                de la manière suivante: ‘enfin, voici traduit en français  ce puissant livre’. Monod s’étonnait qu’on ne s’était pas intéressé  plus tôt à ce livre-là, plutôt que de concentrer son attention sur ce  qu’il                appelait ‘les plus obscures extravagances de la  métaphysique allemande’. C’est-à-dire les références de la philosophie  française sont restées tournées vers ce qu’on appelait ‘la ligne bleue  des Rouges’, c’est-à-dire l’Allemagne. On peut penser que Monod avait  tort, mais le fait est qu’on avait les yeux fixés sur l’Allemagne.                Or l’Allemagne, c’était Heidegger. C’était quand même le  seul philosophe d’envergure qui était resté. Pratiquement tous les                autres, Cassirer était parti, Husserl est mort je ne sais  plus en quelle année, enfin il ne rentrait plus véritablement en                ligne de compte puisqu’on considérait qu’il avait été  supplanté par Heidegger. Bref, alors là les réactions ont été  étonnantes.                Canguilhem par exemple, que je connaissais assez bien,  s’est indigné. Il m’a dit ‘mais pourquoi on traduit ce livre? Quelle  raison y a-t-il de traduire ce livre-là? On a beaucoup mieux en France’.  Il voulait dire Bachelard. Je lui ai dit ‘écoutez, si ce livre-là  contient des choses avec lesquelles vous n’êtes pas d’accord, vous ou  d’autres, vous pouvez le dire,                mais il faut que ce genre de livre soit traduit. Il faut  qu’il soit connu, qu’il soit lu, qu’il soit discuté’.             
Ça c’est pour décrire le climat, qui était un climat  extrêmement difficile et que j’ai mal supporté personnellement, parce                que j’ai dû vraiment mener une bataille quasiment  désespérée pour persuader les gens. Je ne dis pas persuader les gens que                Popper avait raison, non, simplement pour les persuader  d’ouvrir les livres, c’est-à-dire d’aller regarder ce que Popper avait                réellement dit. Je crois avoir réussi à publier le  premier article qui ait jamais paru dans un journal en France sur  Popper.                Je pense que c’était en 1974 et c’était dans Le Monde.  On m’a demandé un article sur Popper et j’ai réussi à le faire passer.  J’ai même réussi à obtenir qu’il ne soit pas amputé,                parce qu’ils voulaient le couper. J’ai dit ‘non, quand  même, Popper, on n’a jamais parlé de lui, il faudrait quand même faire  un effort’. Ils ont accepté de faire un effort, mais l’état d’esprit  général était à peu près le suivant: on considérait que Popper                était un positiviste plus subtil, donc plus dangereux que  les membres du Cercle de Vienne. Par exemple les marxistes voyaient                Popper comme ça. Il était plus dangereux à leur yeux,  comme la théorie de la falsifiabilité avait l’air plus plausible, plus                acceptable. Donc, il faut bien se rendre compte que la  situation de Popper n’était pas meilleure que celle de Carnap. Elle                était même à certains égards pire. Puis tout d’un coup  tout a changé. C’est-à-dire, je ne sais plus à quel moment, est-ce                que c’est au début des années 80 ou un peu après, tout  d’un coup Popper est devenu pratiquement à la mode. Carnap n’est jamais                devenu à la mode. Moi je pense que Carnap est un des  grands philosophes du XXe siècle, même un des très grands. Mais il n’est                pas du tout considéré comme ça en France. Il est  considéré comme un positiviste borné, grosso modo.             
Donc, voilà quel était l’état d’esprit, mais en ce qui  concerne le Cercle d’Épistémologie c’est plus compliqué qu’on ne le                pourrait penser au premier abord, parce qu’il y avait un  certain respect pour la logique et pour le formalisme, qu’on séparait,                enfin, qu’on trouvait commode de séparer dans toute la  mesure du possible de la philosophie discutable qui pouvait y avoir                derrière. C’est-à-dire, la philosophie du Cercle de  Vienne c’était une chose qui était rejetée catégoriquement et puis il                y avait la logique moderne, enfin, la mathématique et  l’usage qui en avait été fait par eux. L’usage qui en avait été fait                par eux c’était une chose, mais il y avait par ailleurs  la logique, ses possibilités et la possibilité d’en faire un usage                complètement différent, par exemple ce que Lacan a essayé  de faire. Alors ça c’est tout un chapitre dont il faudrait parler,                parce que Lacan affichait le plus grand respect pour la  logique, pour les mathématiques, dont il ne connaissait pas grand-chose                il faut dire.             
KP: Pour Lacan, comme pour les éditeurs des Cahiers, l’intérêt à la logique était inséparable du formalisme et la recherche sur les formes précises. Dans les Cahiers pour l'Analyse, il y avait un accent mis sur le ‘singulier’, le singulier de la  logique du signifiant, par exemple. Mais la question du formalisme est  beaucoup plus grande que la linguistique. En tout                cas, c’est clair que, dans vos contributions sur Fichte  et Wittgenstein, que vous critiquez cet accent sur la singularité                et le primat d’une certaine forme de discours.             
JB: Oui,  vous avez raison. Le problème que je me suis posé dès ce moment-là …  j’avais pris l’habitude d’aller regarder instinctivement                les textes originaux, c’est-à-dire chaque fois que  j’entendais formuler un jugement sur un philosophe ma réaction initiale                était la méfiance et j’essayais toujours d’aller lire les  textes. C’est ce que j’ai fait pour Hilbert, par exemple, parce                que je voulais comprendre ce que c’était exactement que  le formalisme  mathématique et dès qu’on essayait de le faire, on s’apercevait que le  discours qu’on entendait la plupart du temps là-dessus                venait de gens qui n’avaient pas d’idée réelle de ce qui  est le formalisme mathématique réel. Par exemple la controverse entre                le formalisme et l’intuitionnisme en philosophie des  mathématiques, la grande controverse entre Hilbert et Brouwer, les gens                ne savaient pas grand-chose de ça.              
Mais alors il y avait une idée qui était associée de façon étroite au structuralisme, c’était l’idée qu’il fallait s’intéresser                au signifiant  et au jeu du signifiant et oublier le signifié. Bon, je schématise, je  simplifie, mais disons que les gens étaient très opposés                à cette époque-là à toutes les théories disons  platoniciennes de la signification. Le rêve c’était même de se  débarrasser                du signifié. Ce qui explique pourquoi quelqu’un comme  Lacan était intéressé par La Syntaxe logique du langage de Carnap. Parce que dans La Syntaxe logique du langage  Carnap défend un point de vue rigoureusement syntaxique et il prétend  qu’on peut se passer de la sémantique, ou plus exactement                la syntaxe à elle seule est en mesure de fournir une  théorie de la signification et c’est tout ce dont on a besoin comme  théorie                de la signification. Alors ça peut sembler surprenant et  paradoxal, mais je pense que la mentalité de ces structuralistes                souvent n’était pas très éloignée de ça. C’est-à-dire ils  auraient au fond aimé de se débarrasser de la notion de signification                et c’est ce qu’a commencé d’ailleurs à faire Derrida,  dans un autre genre, avec l’idée de la déconstruction. Il fallait  déconstruire le signifié. Et si vous déconstruisez le                signifié, il reste effectivement le signifiant et puis  les jeux plus ou moins sérieux ou plus ou moins frivoles qu’on peut                essayer de jouer avec le signifiant. Donc, ça peut  expliquer, si vous voulez, en partie cet intérêt pour le formalisme.              
Alors, il s’est trouvé que moi aussi, j’étais tout à fait  intéressé par cet aspect-là, mais j’avais envie de savoir ce qu’avaient                dit réellement les créateurs du formalisme et je n’étais,  en revanche, pas du tout intéressé par l’usage que je considérais                comme peu sérieux que les structuralistes pouvaient  essayer de faire de ça. Une des conséquences assez amusantes de ça,  c’était                qu’un certain nombre d’années plus tard je me suis  retrouvé en contact avec Lacan. Je pense que c’est la dernière fois que                je l’ai vu. Ayant appris que j’avais des difficultés à  publier la traduction française de La Syntaxe logique du langage de Carnap, il m’a expliqué qu’il était tout à fait prêt à m’aider à publier la version française de La Syntaxe logique du langage.  Je pense qu’il était sincère. Disons que c’étaient des choses pour  lesquelles il éprouvait un intérêt réel, mais il n’était                pas prêt, à mon avis, à payer le prix nécessaire pour  comprendre vraiment ce que Carnap avait pu chercher à faire.              
Mais par exemple Lacan avait été à un moment très lié  avec Georg Kreisel, qui est un des logiciens très importants. Il a  d’ailleurs                publié des articles sur la philosophie des mathématiques  de Wittgenstein. J’ai bien connu Kreisel, parce qu’il a été en France                à un certain moment. Il est autrichien d’origine, mais il  est parfaitement francophone, il parle très bien le français. Non                seulement il a travaillé sur Wittgenstein, mais il a  rédigé une biographie de Wittgenstein, qu’il n’a jamais publié et dont                je possède un exemplaire. Il a même été habité dans la  famille de Wittgenstein à Vienne. Enfin, ça c’est pour dire que, de                façon un peu étrange, il y a eu à un moment donné quand  Kreisel est venu en France. Il a été invité comme boursier, je pense                par René Thom, le mathématicien. D’ailleurs je me  souviens qu’il a parlé de Gödel et il y a eu des relations assez  étroites                entre lui et Lacan. Alors, sur la base de quoi je ne sais  pas trop, parce que manifestement Lacan ne savait pas suffisamment                de logique pour communiquer de façon intéressante et  féconde avec Kreisel. Mais c’est très révélateur qu’il y a eu cette  rencontre.                             
KP: Pour les éditeurs des Cahiers pour l'Analyse, c’est évident, c’est écrit dans le nom même de la revue, que le concept de l’analyse est d’une importance capitale. C’est clair aussi qu’on peut lire les Cahiers comme une recherche pour une analyse le plus générale possible, qui pourrait servir peut-être comme un fond pour l’analyse tout court, y compris le psychanalyse et l’analyse logique. Est-ce quelque chose que vous n’arriviez pas à supporter?             
JB: Je  crois me souvenir qu’il y avait des gens qui pensaient très  sérieusement que s’il y avait d’un côté la psychanalyse, de                l’autre c’est une chose qu’on appelait la philosophie de  l’analyse logique, il devait y avoir une relation entre les deux.                Il y avait le mot analyse dans les deux cas. Ça allait  jusque-là. Ça n’a aucun sens, mais bon, je pense qu’il n’y avait aucun                rapport de ce genre. Mais ça intéressait les gens.              
Vous avez évoqué les deux articles que j’ai publié et là, bon, ça mériterait d’assez longues explications. Alors, pour expliquer                un peu ce qui c’est passé l’article sur Fichte (CpA 6.7),  il a été tiré de ce qu’on appelait à l’époque le diplôme d’études  supérieures, qui était l’équivalent de l’actuel mémoire                de maîtrise. Donc j’avais fait un diplôme d’études  supérieures sur la philosophie de droit et la philosophie politique de                Fichte, sous la direction de Raymond Aron. Et pour vous  dire à quel point la situation était étrange, je l’ai fait sur la                recommandation d’Althusser. Alors, l’idée spécifique de  travailler sur Fichte venait de Vuillemin. Vuillemin avait fait un                cours à l’École Normale Supérieure en 1961-62, si je me  souviens bien, et il nous avait expliqué qu’il restait beaucoup de                travail à faire sur la philosophie du droit, la  philosophie politique de Fichte. Beaucoup de choses n’étaient pas  traduites                à l’époque, d’ailleurs. J’ai travaillé principalement sur  les textes allemands. Et à cette époque là j’étais encore … cela                devait être en 1963, quelque chose comme ça, j’étais  encore très proche de la philosophie allemande. Ce qui m’intéressait                c’était encore surtout la philosophie allemande. J’avais  commencé un petit peu à découvrir Wittgenstein. Je pense que la Tractatus a été traduit en 1961. Alors on lisait, quelque uns entre nous lisaient le Tractatus, on ne comprenait rien.  Quand je dis rien, c’est rien. On ne savait pas le minimum de logique:  ce n’est pas de la logique bien compliquée, bien                difficile … Pas le minimum de logique qu’il fallait, on  manquait totalement d’arrière-plan de la tradition qui aurait été                nécessaire pour comprendre. Frege  était un auteur qu’on ne connaissait, pour ainsi dire, pas. Claude  Imbert avait commencé à le traduire, enfin, je peux dire                qu’on ne le connaissait pas et si on l’avait lu, je ne  suis pas certain qu’on aurait eu les moyens de le comprendre. C’est                un univers qui était complètement étranger. Mais j’avais  déjà commencé effectivement, mon intérêt était déjà attiré par  Wittgenstein.                Je pressentais plus ou moins, que c’était un philosophe  véritablement important. Alors donc, sachant que j’avais fait un diplôme                d’études supérieures sur un sujet qui était, au fond, peu  connu, qui était relativement nouveau, parce qu’il n’y avait pas                grand-chose sur la philosophie du droit, la philosophie  politique de Fichte. Bon, c’était assez dans le style des responsables                des Cahiers pour l'Analyse de proposer à des gens qui avaient fait un diplôme d’études supérieures sur un sujet intéressant, d’en tirer un article et                de le publier. C’est ce qu’ils ont fait dans le cas de Fichte.             
Dans le cas de Wittgenstein (CpA 10.9)ce qui c’est passé est que, je ne sais plus si c’est moi qui leur ai proposé ou si c’est eux qui me l’ont demandé, en tous                cas ce qui c’est passé c’est que Die Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, Remarks on the Foundations of Mathematics,  ont été publiés en 1967, si je me souviens bien, première édition et il  y a eu une deuxième édition en 1984. Alors j’ai                sorti ce livre à la bibliothèque de l’École Normale  Supérieure – en principe ils achetaient en mesure que ça apparaissait.                Il n’y avait pas encore de textes de Wittgenstein, les  responsables du Nachlass publiaient quand ça leur chantait et ce qu’ils                voulait. Maintenant on a la totalité des papiers sur  CD-Rom. Donc, voyant ce livre, j’ai sorti ce livre à la bibliothèque,                et puis j’étais quand même sidéré, littéralement, par  l’effet que cela ne ressemblait à rien à quoi on était habitué en  philosophie                des mathématiques. Quelqu’un qui dit ‘la querelle du  réalisme et formalisme des mathématiques telle qu’elle a eu lieu, n’a  aucun intérêt … ça disparaîtra très vite                et il y a autre chose à faire en philosophie des mathématiques … clarification de la grammaire des énoncés mathématiques’ etc.              
Enfin, vous connaissez tout ça et donc ça m’a paru d’une  nouveauté, d’une originalité considérable. Or, à l’époque le livre                avait quand même mal reçu. C’est-à-dire il y avait deux  aspects de la philosophie de Wittgenstein qui n’intéressait pas beaucoup                les gens, c’était la philosophie des mathématiques et  l’anthropologie. Or ce sont les deux choses qui, moi au contraire, m’ont                intéressé beaucoup. Donc, la philosophie des  mathématiques, j’ai écrit cet article, avec les moyens d’interprétation  dont                je disposais, bon, qui n’étaient pas très développés, je  pense. Aujourd’hui, j’espère que je serais capable de faire des choses                meilleures que ça, mais j’avais quand même un certain  mérite pour l’époque. Et ça intéressait tout à fait les gens du Cercle d’Épistémologie,  parce que évidemment c’était de la philosophie de la mathématique.  C’était Wittgenstein, donc il faut dire qu’il jouissait                d’un grand prestige, et je dois dire en grande partie à  cause de son caractère énigmatique. Il correspondait tout à fait.                Une philosophie importante devait être entourée d’une  espèce d’aura de mystère. Une philosophie immédiatement accessible,                comme Carnap, ça n’intéressait pas les gens. Oui, la  réaction de Suzanne Bachelard, c’était un peu ça. La philosophie, ça                doit être un peu impénétrable.              
KP: On pourrait dire que Heidegger et Wittgenstein sont semblables dans ce cas.             
JB: Voilà,  pourquoi pas. Tout à fait, ils appartiennent un peu, de ce point de  vue-là, à la même catégorie d’histoire – bon, extrêmement                différents. Il faut dire, j’avoue je n’ai pas beaucoup  aimé les livres du type Wittgenstein and Derrida, de Henry  Staten, qui était très mauvais. Mais vous avez raison, sur le point que  nous sommes en train d’évoquer, il y a                une analogie. Et je pense que Wittgenstein était classé  beaucoup plus facilement, a été perçu beaucoup plus facilement comme                un philosophe continental que Carnap, par exemple, il n’y  a aucune comparaison. Bon, les gens ne le connaissaient pas bien,                mais dans le Tractatus il y avait quand même les  dernières propositions: ‘sur ce dont on ne peut parler, il faut se  taire’ , alors ça, ça excitait énormément les gens. Il y avait la  question du métalangage.             
Par exemple, il y a un article de Blanchot sur le métalangage que j’ai dû citer quelque part, je pense que c’est dans La rime et la raison,  il y a un article de lui sur le métalangage à propos de Wittgenstein,  où il dit ‘ah oui, Wittgenstein c’est très bien parce qu’il démontre  qu’il n’y a pas de métalangage’. Alors ça, ça excitait énormément Lacan.  Alors évidemment, tout ça reposait sur une compréhension plus  qu’approximative de                ce que Wittgenstein avait réellement dit. Chez Blanchot  c’était évident. Chez Lacan c’est un peu moins évident, mais c’était                tout aussi vrai. Enfin vous voyez, il y avait toutes ces  ambiguïtés. Donc, je crois qu’une bonne partie de ce qui vous intrigue,                c’est construit sur des ambiguïtés, presque sur des  malentendus. Puisque le Cercle d’Épistémologie s’intéressait à  Wittgenstein,                moi aussi, mais il est clair qu’on ne cherchait pas du  tout la même chose.              
KP: Votre position critique à cet égard est évidente dans vos contributions. Je pense en particulier à l’épigraphe d’Alain que                vous avez choisie pour votre article sur Fichte.             
JB: C’est  bien de l’avoir mentionné, parce que j’y pensais. Je me suis dit,  est-ce qu’ils vont l’accepter? ‘Il est certain, à la lumière de la  Critique, que le socialisme comme partie dépend de cette erreur initiale  de vouloir aller                du concept à l’existence’. Je me suis dit, étant donné la  mentalité des Cahiers pour l'Analyse ils ne vont pas tolérer ça. Surtout qu’Alain était un philosophe extrêmement religieux. Mais il incarnait le radicalisme                français d’ailleurs. Eh bien, ils ont accepté, ils ont laissé la chose comme ça.              
KP: Et  puis quand vous parlez dans votre article sur Fichte ‘une mésaventure de  la raison analytique’, voilà aussi un espèce de ‘critique immanente’  sur le projet.             
JB: Oui,  donc je suis resté complètement marginal. Je n’ai tenu aucun compte de  ce qu’on peut appeler l’idéologie sous-jacente                du Cercle. C’est vrai, je m’intéressais à deux auteurs,  Wittgenstein, Fichte et j’ai écrit exactement ce que je voulais, ce                que je pensais sur eux sans pression de les retoucher.              
KP: Une autre question sur la formalisation. C’est clair qu’il y avait un changement au cours de l’existence des Cahiers.  Il me semble qu’au début du projet il y avait deux tendances, l’une  vers la formalisation, plus de l’abstraction, et une                autre vers un effort de réconcilier la formalisation avec  les concepts vitaux ou affectifs qui se trouve chez la psychanalyse.                Je pense à André Green, par exemple. Mais c’est clair que  à la fin la formalisation est dominante. Mais là encore vos articles                peuvent être lues comme exposés sur les apories du  formalisme. Et c’est frappant aussi que votre article sur Wittgenstein                paraît avec celui d’Alain Badiou, ’Marque et Manque’ qui  est, aussi, une critique de Miller et son usage du formalisme  mathématique.                C’est évident que, même à l’époque, vous et Badiou, vous  aviez pris des positions différentes sur les mathématiques. Mais                quand même c’est frappant de voir vous et Badiou  tellement proche comme ça, pour la première et la dernière fois,  j’imagine.             
JB: Oui, c’est probable. Alors là il faut souligner que Badiou,  lui, avait et a toujours une connaissance réelle des mathématiques. Ce  que n’avait évidemment pas Miller, c’est tout à fait                clair. Alors Badiou a écrit des livres qui m’ont beaucoup  choqués, par exemple le livre sur le concept du model, qui a fait                beaucoup de bruit. Où il y a une incompréhension de  Carnap, il y avait une espèce de haine contre Carnap, qui représentait                vraiment à l’époque, il n’incarnait pas seulement le  positivisme, mais le capitalisme technocratique. C’était à peu près ça.                Il y avait encore des gens à qui il arrivait de mettre  d’un côté la logique bourgeoise et puis de l’autre la vraie logique,                enfin la bonne. Donc il y avait à la fois cet intérêt  pour la logique formelle et puis une méfiance considérable à l’égard                de ses représentants, pour des raisons politiques.  D’abord ses représentants appartenaient pour la plupart du temps au  monde                anglo-saxon, le monde américain, enfin le monde américain  c’était le capitalisme, la technocratie et tout ce qu’on veut. Il                ne faut pas oublier qu’on été jugé selon des critères de  ce genre, pas vraiment sur ce qu’on écrivait, plus précisément sur                le contenu de ce qu’on écrivait.              
Par exemple, chaque fois quand les choses commençaient un  peu à changer, c’est-à-dire quand il est devenu possible de publier                de temps en temps, soit de faire publier un de ces  auteurs, des représentants de la philosophie analytique, soit d’écrire                des articles sur eux, la réaction suscitée dans certains  milieux, dans les milieux philosophiques français les plus politisés,                c’était à peu près invariablement ‘qu’est-ce qu’il y a du  point de vue politique derrière ça? Quelle est l’arrière-pensée  politique?’. Je n’exagère pas, c’était réellement ça qui se passait.  C’est-à-dire on ne disait pas ‘qu’est-ce qu’il a écrit?’, ‘qu’est-ce que  ça veut dire?’, non, ‘quelle est l’intention politique?’.              
KP: C’est  une tendance marxiste. Et il y a le cours qu’Althusser a donné sur la  philosophie spontanée des savants où on trouve                une variante de cette pensée analogique. Althusser a  beaucoup critiqué la phénoménologie pour emprunter ces concepts à la                théologie. Ça c’est la critique: ce n’est que la  théologie. Mais en même temps sa philosophie a emprunté ses concepts du  canon                marxiste. Le nom ’matérialisme’ est équivoque à cet  égard, l’idée que, puisque les prolétariens sont matérialistes dans leur                pratique, et je suis avec eux, donc ma philosophie – ou  bien, mon ‘pratique théorique’ – est ‘matérialiste’ aussi.              
JB: Alors, j’ai bien connu Althusser  et j’ai eu d’excellentes relations avec lui parce qu’il était,  humainement parlant, extrêmement chaleureux et pas du tout                dogmatique. Pour le coup il faisait inviter à l’École  Normale Supérieure Granger, Vuillemin et moi-même. En 1966 j’ai fait                un cours. Donc, ça ne le gênait pas du tout. Le  dogmatisme qui est si caractéristique de ses disciples ce n’était pas  lui.                Il ne faisait pas de prosélytisme philosophique, pour  ainsi dire. Mais ses disciples, alors-là c’était quelque chose. Moi                je me suis retrouvé au milieu de gens, c’était des  militaires, si vous voulez. Ils avaient une conception militaire de la                philosophie. C’est-à-dire on part en campagne, on lance  des vagues d’assaut. C’était le langage utilisé par Pierre Raymond,                celui qui s’occupait des philosophies des mathématiques.  Si on lance une première vague, si ça ne suffit pas on lance une                deuxième. Enfin bon, moi il me faisait un peu peur.  Intellectuellement c’étaient vraiment des staliniens. Bon, c’étaient des                staliniens hyper intelligents, alors-là! Je veux dire que  j’ai fréquenté ce que cette génération-là pouvait comporter de plus                brillant, intellectuellement parlant. Pas forcément  sérieux, ça c’est autre chose. Mais brillant, ça ils l’étaient.              
Il y avait des disparités, comme on le remarquait il y a  un instant. Badiou, encore une fois, était très compétent sur les                questions de formalisme, de logique, c’est clair. Les  autres, non. Alors évidemment il y avait des choses dans les Cahiers pour l'Analyse  – le titre à lui seul était déjà extrêmement étonnant, je veux dire,  ‘Le zéro est la manque’. Alors-là c’était un jeu de mots, ce qu’on  appelle un ‘pun’. Bon, rien d’autre, parce qu’il n’y a rien de sérieux  dans cet article qui compare le problème de zéro chez Frege avec le                manque au sens Lacanien.              
KP: Mais c’est l’argument de Miller, que si, il y a un rapport, c’est que le zéro est précisément la marque du manque!              
JB: J’ai  eu le sentiment sur le moment que, étant donné que j’étais en train de  lire Frege et de le faire sérieusement, qu’il                n’avait vraiment rien compris. Il n’avait même pas  vraiment essayé. Enfin bon, là on pourrait discuter pendant longtemps,                parce que c’est toujours un problème de savoir à partir  de quel moment peut-on estimer qu’une analogie est absurde et ne  produira                rien. Ce n’est pas facile. La plupart du temps on ne peut  pas le savoir. On a une certaine idée, on se dit d’une telle analogie                on peut tirer quelque chose, d’une autre on ne peut pas.              
KP: C’est une chose frappante chez les Althussériens qui ont fort critiqué la phénoménologie précisément pour la pensée analogique.                Mais eux-mêmes ils sont souvent analogiques dans leur pensée.              
JB: Oui.  Ils étaient beaucoup moins sérieux que Husserl. Alors il y a cet aspect  là, il y a le rapport à la logique, donc, qui                reposait sur des bases un peu incertaines, pour être  poli, plus qu’incertaines et puis il y a la question de la politique                et de la politisation de la philosophie qui a pris des  formes extrêmes. On vient déjà d’en parler un peu. Et ça c’était quelque                chose que je ne supportais pas. Pas pour des raisons  d’appartenance politique, parce que politiquement parlant j’étais sur                des positions qui n’étaient pas très différentes des  leurs. J’ai voté communiste à différentes reprises, j’ai même voté Jean                Duclos à l’élection présidentielle. Sur les questions  politiques et sociales je n’ai pas le sentiment que j’étais très éloigné                d’eux. Mais ils avaient la réaction caractéristique à  l’époque ‘tu as raison, mais tu n’as pas la bonne théorie’. C’est-à-dire  avoir raison en pratique, dans les choix qu’on faisait en matière  politique ne comptaient pour riens, du moment                qu’on avait pas la science.             
Parce que l’autre chose qui m’a absolument exaspéré c’est le scientisme extrême qui régnait, qui n’a pas frappé les gens à                cette époque-là. Tout le monde voulait faire de la science.  Personne n’osait dire qu’il faisait la philosophie au sens quasiment  traditionnel, avec toutes les incertitudes que ça comporte,                les approximations, les inachèvements. Ce n’était pas du  tout comme ça que les gens voyaient les choses. Je me souviens d’une                conversation avec Pierre Macherey sur ce thème. Pierre  Macherey était un des plus sérieux, un de ceux que je respecte le plus.                Il ne voyait pas du tout les choses comme ça. Il pensait  réellement qu’il y avait une science qui avait commencé. Il y avait                une science qui avait commencé avec Marx, qui était le  matérialisme historique et puis il fallait que le milieu philosophique                progressivement se convainque que le moment était venu de  faire de la science. Il n’était plus question de rester dans  l’idéologie,                puisque c’était ça l’opposition. Pour moi c’était  stupéfiant. Dès que je mettais le nez dans un livre de physique ou de  mathématique,                même élémentaire, je me suis dit, ‘enfin, ils devraient  bien se rendre compte que dans les sciences, quelle qu’elles soient, on  ne travaille pas comme ça. Enfin,                ce n’est pas possible. Il y a des procédures de contrôle,  il y a des vérifications, enfin bon’. Eux ils procédaient par  affirmations dogmatiques et ils appelaient ça de la science. Et ils  faisaient ça en toute naïveté.                Il n’y avait pas un brin de duplicité ou de cynisme ou  quoi que ce soit. Je pense qu’ils croyaient réellement que c’était                de la science.              
KP: C’est  clair que vous étiez troublé par ces liaisons plus où moins précaires  entre la science et la politique, ou l’ontologie                et la politique. Mais est-ce que vous pensez que – je  sais bien que vous avez été du côté de ce projet – mais est-ce que vous                croyez que c’est un document vivant aujourd’hui, les Cahiers pour l'Analyse? A votre avis, quels sont les effets?             
JB: J’ai  un peu de mal a vous répondre. Un document vivant sûrement, c’est un  document extrêmement intéressant, au moins du point                de vue sociologique, du point de vue de la sociologie  culturelle. Je pense que c’est un document irremplaçable. C’est les                années soixante, les générations futures probablement  utiliseront ça comme un des phénomènes les plus caractéristiques de                l’époque. Ce qui reste du point de vue de la substance,  du point de vue du contenu de la substance, c’est plus difficile à                dire. J’ai dit une fois, à propos je crois du  comportement des Althussériens, que cela avait produit surtout de la  mauvaise                philosophie, de la pseudoscience et de la politique  imaginaire. Alors je pense que c’était ‘de la politique imaginaire’. Je  me rappelle une discussion avec Vuillemin. Vuillemin était justement  étonné qu’on puisse appeler action politique ce                qu’ils faisaient, c’est-à-dire cette procédure qui  consistait à faire passer des lignes de démarcation entre le matérialisme et l’idéalisme.              
Alors ça c’était incroyable, il faisaient ça avec un arbitraire total! Par exemple ils avaient décidé que Husserl c’était                pas bien, parce que c’était un idéaliste. Frege c’était bien, parce que lui c’était un réaliste, donc  un matérialiste, puisque Frege considérait que d’abord il y a l’être et  puis il y a la pensée, qui arrive ensuite et qui                dépend de l’être, mais ne le crée en aucun cas. Alors  évidemment ils oubliaient totalement que Frege était un penseur  particulièrement                réactionnaire et même antisémite – pour autant qu’ils le  savaient, parce que je ne sais pas s’ils le savaient. Tout ça n’avait                aucune importance. Les membres du Cercle de Vienne comme  Carnap, Neurath, étaient tous des gens de gauche, dans certains cas                très à gauche. Carnap était appelé ‘der rote Professor’,  ‘le professeur rouge’. Bon, j’ai essayé de leur dire, ‘puisque vous,  pour vous ce qui compte par-dessus tout c’est la politique, vous  pourriez considérer que ce n’est pas sur ces                gens-là qu’il faut taper, ce ne sont pas eux qui sont les  ennemis!’. ‘Ah si, si, si’ parce que, encore une fois, ils n’avaient  pas la science, ils n’avaient pas la bonne théorie etc. Ils pouvaient  avoir raison                politiquement parlant, mais par accident.              
Donc, ma réaction spontanée serait de dire, voilà, ce qui  est resté est relativement peu de chose, mais en disant ça j’ai                l’impression de commettre un injustice. Parce que quand  on compare avec la situation actuelle c’est une période qui était                extrêmement vivante. Il y avait énormément de choses qui  se passaient. Il faut tenir compte du fait que l’une des raisons                pour lesquelles je me sentais plus proche d’eux que je  n’aurai pu l’être spontanément, c’est la distance par rapport à  l’université                traditionnelle. C’est-à-dire on avait un point en commun  certain, c’est qu’on en avait marre de la philosophie Sorbonique                – on n’était pas les premiers, parce que beaucoup  d’autres gens avaient fait cette expérience – et dans mon cas l’histoire                de la philosophie. C’est-à-dire cette pratique de la  philosophie qui continue largement à exister en France et qui consiste,                au fond, à confondre la philosophie à l’histoire de la  philosophie. Les philosophes français sont en général de bons historiens                de la philosophie, ce sont même souvent les meilleurs  dans ce domaine. Guéroult,  par exemple, était quelqu’un de tout à fait remarquable. J’ai suivi les  derniers cours de Martial Gueroult au Collège de                France, dans les années 1970, je pense. J’ai suivi les  deux dernières années, j’ai vu le livre sur Spinoza s’écrire. Et  Vuillemin,                l’élection de Vuillemin au Collège de France a été rendue  possible par Gueroult. C’est Guéroult qui a invité Vuillemin au                Collège de France.              
KP: Gueroult c’est aussi un exemple que la politique n’est pas du tout un critère pour l’inclusion dans les Cahiers pour l'Analyse, puisqu’il a été un homme de droite, non?             
JB: Oui,  oui. Je ne sais pas où il se situait exactement, mais il était  certainement conservateur et probablement de droite, même                assez. Non, quand il s’agissait de choisir et d’accepter  des articles – ils avaient la même attitude qu’Althusser. Ils avaient                un comportement libéral. Ce qui n’est pas forcément très  conséquent, parce qu’il y avait probablement des considérations plus                importantes qui intervenaient. C’est-à-dire un article un  article sur Wittgenstein il pouvait être écrit par quelqu’un qui                n’était peut-être pas exactement là où on aurait souhaité  politiquement, mais Wittgenstein était important et peut-être qu’il                y avait quand même quelque chose à tirer de ce que disait  Wittgenstein, également du commentaire qu’on pouvait faire long-terme.                Enfin, vous voyez, des considérations de cette sorte.              
Mais ce que je voulais dire, c’est que personnellement  j’étais très agacé et extrêmement déçu par l’enseignement de philosophie                qu’on recevait à la Sorbonne. C’était une époque  étonnante. Il y avait des gens comme Vladimir Jankélévitch qui  enseignaient                la philosophie morale, moi je trouvais que c’était de la  rhétorique. Il y avait des historiens de la philosophie en grand                nombre, des gens comme Maurice de Gandillac, qui  enseignaient la philosophie du moyen âge. Alors il y avait des gens en  revanche                que j’appréciais, comme Raymond Aron – c’était quand même  … politiquement parlant j’étais toujours diamétralement opposé à                Raymond Aron – mais, lui, je l’ai bien connu. J’ai encore  déjeuné avec lui peu de temps avant sa mort. Aron, donc, avait une                chaire de sociologie, mais pas de la philosophie  proprement dite. Ce qui dominait c’était quand même le métaphysique,  l’histoire                de la philosophie et je dirais la théologie, parce qu’il y  avait, il y a dans la philosophie française un lien extrêmement                étroit qui s’est maintenu entre théologie et philosophie  et qui subsiste à travers des gens comme Jean-Luc Marion, par exemple,                vraiment typique le grand philosophie catholique qui est  devenu académicien. Alors ça, j’avais horreur de ça. Donc là, sur                le coup, vu sous cet angle je dirais ‘vive les Cahiers pour l'Analyse’ sans hésitation!              
C’était quand même tout à fait autre chose. On pouvait  faire accepter des choses qui n’auraient jamais été à ce moment-là                dans l’université, ou alors seulement avec les plus  extrêmes difficultés. Donc je pense que c’était quelque chose  d’extrêmement                vivant. À moi personnellement ça n’a pas apporté  grand-chose, mais je n’exclus pas du tout que ça n’ait pu apporter  beaucoup                à des jeunes gens de l’époque. Il y a peut-être des gens à  qui ça a été extrêmement profitable. Moi, j’étais à la recherche                de quelque chose que d’ailleurs j’avais déjà à peu près  trouvé dès ce moment-là. C’est difficile d’apprécier l’usage que  d’autres                peuvent faire d’une chose dont vous, vous n’avez pas eu  véritablement l’usage. Ce qui est un peu le cas. Il reste que – je                le dis souvent et je n’ai pas de difficulté à le dire,  parce que je n’ai pas pour cela besoin de faire preuve d’une hypocrisie                quelconque – on observant ce qui se passe aujourd’hui  dans le monde philosophique, je regrette cette époque-là. Ah oui, ça,                certainement, parce que ce qu’on vit derrière c’est  extrêmement désolant, avec des philosophes qui sont devenus des obligés                du pouvoir, quasiment, enfin des philosophes comme Luc  Ferry, Comte-Sponville, Finkielkraut, c’est horriblement décevant.                Moi j’aime encore mieux les Staliniens, carrément, les  Staliniens qu’on devait supporter dans les années soixante. Ils avaient                une autre classe, ce n’est pas du tout comparable.              
KP: C’est intéressant, parce que je vois là un rapport imprévu entre vous et quelqu’un comme Deleuze, qui pensait la même chose                à ce propos.              
JB: Deleuze  évidemment, alors-là c’est un de mes regrets. Je n’ai pas réussi à  communiquer, ni avec Deleuze, ni avec Foucault.                Foucault, je pense que je lui ai parlé deux fois, une  fois au téléphone et une autre comme ça. Deleuze, bon, je l’ai rencontré                une fois ou deux, mais il y avait quelque chose qui me  gênait chez eux – cela va peut-être vous surprendre – je les ai trouvé                très arrogants. C’était des gens qui ne discutaient  jamais, qui n’argumentaient jamais, qui ne répondaient jamais à une  objection.                Je ne supportais pas ça. Donc, ça m’a fait un effet  complètement dissuasif. Là-dessus, par exemple, Deleuze a dit ‘la  discussion n’a pas sa place dans la philosophie’. Ça je n’ai pas  supporté.             
Comme on dit: ‘un philosophie qui refuse d’entrer dans  une pièce pour participer à une discussion philosophique est comme un  boxer qui refuse                de monter sur le ring’. Là c’est une métaphore un peu  bête. Non, ça c’était une chose que je ne supportais pas. Alors, vous me  direz, toute la philosophie                française dominante de cette époque-là refusait la  discussion. C’était presque un axiome. On ne discute pas. Ce que je dis                est à prendre ou à laisser, etc.              
Alors ça je ne supporte pas et ça m’a gêné  particulièrement dans le cas de Foucault et de Deleuze parce qu’il y  avait un côté                arrogant, ça c’est incontestable. Si vous n’étiez pas  d’accord avec eux, on vous expliquait que vous étiez un imbécile ou                un réactionnaire. Enfin, Deleuze le fait assez souvent.  Il ne dit pas ça tout à fait comme ça, mais à regain il dit ‘il n’y a  que les idiots qui croient …’. J’ai horreur de ce genre de … j’ai jamais  écrit une phrase comme ça, je ne le ferai jamais.              
Quand je ne comprends pas un philosophe, personnellement,  bon, il m’arrive assez souvent de dire ‘c’est peut-être de ma faute, je  ne dispose pas des instruments intellectuels nécessaires’, mais on a  aussi le droit de se dire que c’est la faute du philosophe, qu’on ne le  comprend pas, peut-être, parce qu’il dit                des choses insensés. Alors il y avait dans le cas de  Deleuze – Deleuze a écrit des choses absolument incroyables, par exemple                il a écrit que le dernier grand penseur anglophone  c’était Whitehead, ‘avant’, dit-il, ‘que les Wittgensteiniens ne  répondent leur brume, leur terrorisme’, bon etc. Alors ça c’était un  truc ahurissant. Il y avait une idée qui était dans l’air, que j’ai  entendue formuler par Althusser                et également par Deleuze, c’est que la menace principale  dans les années soixante-dix, c’était la philosophie du langage  ordinaire.                On avait l’impression que tous les philosophes français  se mettaient du jour au lendemain à pratiquer la philosophie du langage                ordinaire, qui était pour Deleuze la mort de la  philosophie. Et c’est à peu près dans ce contexte-là qu’il a écrit un  certain                nombre d’idioties édites à propos de Wittgenstein, qu’il  n’avait pas lu, c’est tout à fait clair. Ça c’est une chose que j’avais                énormément de mal à supporter de la part de quelqu’un  d’aussi intelligent que Deleuze, cette espèce de mépris qui réapparaît                d’ailleurs aussi dans le livre qu’il a écrit avec  Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, qui est un livre très  étrange. Il explique, ‘la logique tue deux fois la philosophie’.  Manifestement l’idée qu’il y a eu des logiciens comme Frege et d’autres  qui ont pu apporter une contribution du tout premier                ordre à la philosophie elle-même, c’est une chose que  Deleuze n’a jamais voulu admettre. Il n’a jamais voulu admettre qu’on                puisse construire une grande philosophie à partir de la  logique. Pour lui c’était impensable. Et puis tout ça n’était pas                une chose qu’on aurait pu discuter avec lui, c’était une  chose qu’il fallait admettre au départ. Foucault, dans un genre un                peu différent, c’était un peu ça. Donc là j’ai un certain  regret, parce que je me dis que peut-être dans d’autres circonstances                on aurait dû pouvoir communiquer, peut-être se rapprocher  un peu. Par exemple en ce qui concerne Wittgenstein c’est très dommage,                parce que Deleuze est bien plus proche de Wittgenstein  qu’il ne le pense. Wittgenstein c’est une philosophie de l’immanence,                d’un bout à l’autre, exactement ce dont il rêvait en  matière de philosophie. Mais il ne l’a pas vu.              
KP: Non, c’est clair.              
JB: Il  ne l’a pas vu et je pense que quelqu’un et surtout pas quelqu’un comme  moi aurait pu lui expliquer. Il y a des gens qui                pensent, moi je ne le pense pas, mais quand il s’en ait  pris au Wittgensteiniens pour avoir tué la philosophie, que c’est                à moi qu’il en voulait. C’est à moi qu’il pensait. Moi,  je pense que je n’était pas assez important pour ça. Quoi qu’il en                soit, c’est un peu pour répondre à votre question. Ce qui  m’a orienté vers la philosophie analytique c’était précisément ce                dont eux ils ne voulait pas, c’était la possibilité de  discuter. Bon, je connais les limites de la discussion. Je sais très                bien que cela ne sert pas forcément à beaucoup de  discuter, je sais tout ça. Mais l’idée que au départ on ne pourra pas le                faire, que c’est en quelque sorte interdit, ça je ne  supporte pas. J’ai envie de pouvoir formuler des objections, j’ai envie                de ne pas me faire traiter d’imbécile dès que je commence  à les formuler … et avec Foucault et Deleuze, j’avoue que … peut-être                d’ailleurs même pas à la limite eux-mêmes, mais comme  toujours, les disciples. Vous étiez sûr de vous faire traiter de crétin.                             
KP: C’est toujours comme ça avec les disciples, c’est un phénomène.             
JB: L’autre aspect de mon problème a été évidemment la relation avec Derrida,  que j’ai aussi bien connu, que j’ai eu comme professeur, de même  qu’Althusser, quand j’étais à l’École Normale Supérieure.                Alors là aussi il n’y a pas eu de possibilité de  communication, alors que j’aurais bien voulu. Je me rappelle qu’en 1979  Quine                est venu ici. Il avait été invité au Collège de France  par Vuillemin. Le soir on est allé dîner avec Quine et sa femme, sa                deuxième femme, on est allé à un restaurant qui se trouve  au coin de la rue des écoles. On a passé une soirée remarquable,                avec Suzanne Bachelard qui était là d’ailleurs et elle et  Quine on découvert que Quine et sa femme étaient venus dans un petit                village de Bourgogne, qui s’appelle Couchets, tout juste à  coté du village ou Suzanne Bachelard et son père avaient leur maison                de campagne. Enfin, j’évoque ce souvenir là, parce que je  cherchais un endroit où je pouvais organiser une petite discussion                avec Quine et les gens qui étaient intéressés. J’ai parlé  à Derrida de mon problème, vous savez, je n’avais pas de bureau,                moi j’enseignais à l’université parisienne, personne  n’avait de bureau. Si vous connaissez la misère des universités  françaises…                Mais alors, Derrida me dit ’aucun problème, vous n’avez  qu’à faire ça dans mon bureau. Ce qui fait que nous avons eu une  discussion                avec Quine et quelques amis dans le bureau de Derrida. Et  puis à cette occasion-là, je crois que Quine – je ne sais plus en                quelle année Quine avait publié Word and Object en tous cas j’avais publié un article sur ce livre dans la revue Critique. J’ai eu de la chance que la revue Critique  a accueilli presque tous les articles que j’ai publié, grâce au  directeur Jean Piel. Et puis j’ai dit à Derrida ‘vous devriez lire  Quine’, parce que entre lui et vous il y a une similitude de problème,  tout ce problème de l’indétermination de la signification,                l’inscrutabilité de la référence, toute cette question de  l’indécidabilité. Je le pensais vraiment qu’il aurait dû lire Quine.                Et là il m’a répondu, cela m’est resté dans l’esprit,  ‘oh, vous savez, un philosophe comme Quine, qui n’a pas lu Hegel,  Husserl et Heidegger, ne peut être que naïf, donc il ne peut                pas être un grand philosophe’. C’était ça la situation.              
Donc, pourquoi la communication était-elle si difficile?  Dans mon cas la réponse est assez simple: parce que il n’y avait                aucune réciprocité. C’est-à-dire, des gens comme moi  étaient supposés les lire. Je les lisais, je les ai tous lu, Derrida,                Foucault, Deleuze! Je n’ai pas lu absolument tout, mais  c’est une chose que j’ai lu à chaque fois. Mais eux ne lisaient jamais                ce que les gens comme moi faisaient ou ce que faisaient  les auteurs dont je parlais. La chose ahurissante c’est le fait –                ahurissante non, elle est banale au fond – tous ces gens  qui étaient invités aux États-Unis, Derrida y allait, je ne sais                pas combien de fois par an – n’ont pas manifesté le  moindre intérêt pour la philosophie américaine. Ils protestaient contre                ce qu’ils appelaient l’ethnocentrisme, mais quand ils  allaient dans un pays étranger, ne ce reste que l’Angleterre, vous  croyez                qu’ils auraient regardé ce qu’on faisait en philosophie  dans le pays? Non, ça ne les intéressait pas. Le seul qui l’ait fait,                je pense, c’est Lyotard. Lyotard est allé à San Diego et  il s’est intéressé à ce que faisait Searle.              
KP: Mais cet aspect je ne le comprends pas du tout, parce que pour moi c’est beaucoup plus sympa de lire quelque chose avec lequel                je ne suis pas tout à fait d’accord. Quand je méprise quelque chose je veux le lire!              
JB: Oui, bien sûr! 
‘la ligne bleue des Rouges
RépondreSupprimerIl doit s'agir d'une erreur de retranscription de l'interview : plutôt la ligne bleue des Vosges, non ?
il y a beaucoup d'erreurs dans la transcription (de Knox Peden?) il faudrait tout revoir avec la bande son
RépondreSupprimerOui, effectivement, et c'est peu de le dire, il y a un nombre considérable d'erreurs de traduction (particulièrement, semble-t-il, dans la conjugaison des verbes). La personne qui a traduit ne semble connaître la langue française que parlée. Ce qui donne des formulations amusantes. Comme celle-ci : (vers la fin) "ne ce reste que" pour "ne serait-ce que".
RépondreSupprimerMézigue
On notera aussi le "Jean Duclos" pour "Jacques Duclos" ; erreur qu'il est inconcevable d'attribuer à l'interviewé
Cela surprend au départ car l'un des agréments qu'il y a à la lecture ou à l'écoute de Jacques Bouveresse est qu'il écrit et s'exprime toujours d'une façon rigoureuse et précise.
Ceci dit, cet entretien fourmille d'informations (qu'on ne trouve pas ailleurs) sur le contexte idéologique dans lequel ce dernier a évolué. Ce qu'il dit sur le refus du dialogue de certains de ses confrères et ce qu'il dit de Deleuze m'a, ainsi, particulièrement intéressé.