Jacques Bouveresse
Que peut-on faire de la religion ?
Suivi de deux fragments inédits de Ludwig Wittgenstein présentés par Ilse Somavilla
Traductions par Françoise Stoneborough et Jacques Bouveresse
AGONE
2011
Présentation de l'éditeur
« Dans le domaine des émotions, déclarait Bertrand   Russell, je ne nie pas la valeur des expériences qui ont donné naissance   à la religion. Mais pour parvenir à la vérité je ne peux admettre   aucune autre méthode que celle de la science. » Aux yeux de   Wittgenstein, au contraire, l’idéal religieux était la lumière la plus   pure par laquelle nous puissions aspirer à être éclairés, et les hommes   qui vivent dans la culture de la rationalité conquérante et du progrès   indéfini ont besoin d’apprendre que ceux-ci colorent les objets de leur   monde d’une couleur déterminée, qui ne constitue qu’un  assombrissement.
Professeur au Collège de France, Jacques Bouveresse   est l’un des principaux commentateurs français de Wittgenstein ; il   poursuit la réflexion sur les relations entre raison et croyance   religieuse qu’il a engagée dans Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi   (Agone, 2007) et se confronte ici aux idées de deux penseurs majeurs  du  xxe siècle, Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein, pour qui le  rejet  de toute religion instituée et des diverses formes  d’irrationalisme  n’est pas incompatible avec une compréhension de  l’expérience  religieuse.
Ilse Somavilla, philosophe au Brenner-Archiv (Innsbruck, Autriche), a également édité la correspondance entre Ludwig Wittgenstein et Paul Engelmann, Lettres, rencontres, souvenirs (L’Éclat, 2010).
Ilse Somavilla, philosophe au Brenner-Archiv (Innsbruck, Autriche), a également édité la correspondance entre Ludwig Wittgenstein et Paul Engelmann, Lettres, rencontres, souvenirs (L’Éclat, 2010).
Si  on compare l’idéal spirituel (l’idéal  religieux) pur avec la lumière  blanche, alors on peut comparer les  idéaux des différentes cultures  avec les lumières colorées qui sont  produites lorsque la lumière pure  apparaît à travers des verres colorés.  Imagine-toi un homme qui depuis  sa naissance vit toujours dans un  espace où la lumière ne pénètre qu’à  travers des vitres rouges. Celui-ci  ne pourra peut-être pas s’imaginer  qu’il y ait une autre lumière que la  sienne (la rouge) ; il considérera  la qualité rouge comme essentielle à  la lumière ; et même, en un  certain sens, il ne remarquera pas du tout  la rougeur de la lumière qui  l’environne. L’homme dans la cloche de  verre rouge est l’humanité dans  une culture particulière, par exemple  dans la culture occidentale, qui  a atteint au xviiie siècle un de ses  sommets – son dernier, je crois.  La lumière est l’idéal, et la lumière  obscurcie l’idéal culturel.  Celui-ci est considéré comme l’idéal tant  que l’humanité n’est pas  encore parvenue à la limite de cette culture.  Mais tôt ou tard elle  arrivera à cette limite, car toute culture n’est  qu’une partie limitée  de l’espace.
Il n’en est pas moins vrai que, si Wittgenstein qualifie de « merveilleux » le symbolisme de la religion chrétienne, il ne manifeste, en revanche, aucune tendance à défendre cette religion-là ou une autre quelconque comme constituant une voie d’accès à des vérités de l’espèce qu’on appelle « transcendante ». Comme le dit Joachim Schulte : « Nulle part Wittgenstein ne parle de la religion en termes de doctrine révélée ni de connaissance d’une réalité transcendante. Dans une conversation avec Bouwsma, Wittgenstein dit : « Si vous avez une lumière, je vous dirai : suivez-là. Il est possible qu’elle soit bonne. » Et c’est bien de cette façon qu’il considère le genre de lumière que certains réussissent à trouver dans la religion. Mais il s’agit, de toute évidence, beaucoup plus, pour lui, du genre de lumière qui nous indique une direction à suivre dans la vie que d’une lumière capable de nous révéler un univers de réalités supraterrestres et de vérités qui leur correspondent, qu’elle est à la seule à pouvoir éclairer.
L. Wittgenstein, « L’homme dans la cloche de verre rouge »
Dans  la parabole de Wittgenstein, l’idéal spirituel, considéré dans  toute  sa pureté, est identifié justement à l’idéal religieux et celui-ci  à la  lumière la plus pure par laquelle nous puissions aspirer à être   éclairés. Cela permet peut-être de se faire une idée plus précise de la   nature du désaccord radical qu’il y a entre lui et Russell sur la   question de la religion. Russell, aux yeux de Wittgenstein, fait partie   des hommes qui ne reconnaissent qu’une seule source de lumière  possible,  à savoir celle de leur propre culture, une culture qui s’est  efforcée  de conférer à la raison et à la science une sorte de monopole  et qui a  tendance à perdre de vue le fait qu’elle est limitée, à la  fois dans le  temps (il est possible qu’elle soit déjà proche de sa fin)  et dans  l’espace (son espace n’est justement pas l’espace ni sa  lumière la  lumière). Les hommes qui vivent dans des sociétés comme les  nôtres, sous  la cloche de verre de la rationalité conquérante et du  progrès  indéfini, ont encore besoin d’apprendre que ceux-ci colorent  les objets  de leur monde d’une couleur déterminée qui n’est pas la  seule qui puisse  exister et qui ne constitue qu’un assombrissement  possible parmi  d’autres de la vraie lumière. Il n’en est pas moins vrai que, si Wittgenstein qualifie de « merveilleux » le symbolisme de la religion chrétienne, il ne manifeste, en revanche, aucune tendance à défendre cette religion-là ou une autre quelconque comme constituant une voie d’accès à des vérités de l’espèce qu’on appelle « transcendante ». Comme le dit Joachim Schulte : « Nulle part Wittgenstein ne parle de la religion en termes de doctrine révélée ni de connaissance d’une réalité transcendante. Dans une conversation avec Bouwsma, Wittgenstein dit : « Si vous avez une lumière, je vous dirai : suivez-là. Il est possible qu’elle soit bonne. » Et c’est bien de cette façon qu’il considère le genre de lumière que certains réussissent à trouver dans la religion. Mais il s’agit, de toute évidence, beaucoup plus, pour lui, du genre de lumière qui nous indique une direction à suivre dans la vie que d’une lumière capable de nous révéler un univers de réalités supraterrestres et de vérités qui leur correspondent, qu’elle est à la seule à pouvoir éclairer.
J. Bouveresse, « La chaleur de la foi et la lumière de la raison »

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