—
Quels outils utiles peut apporter la philosophie à la société ?
Quel serait le rôle susceptible d’être joué par le philosophe dans cette tâche
?
C’est une question tellement difficile qu’il faudrait des pages et des pages
pour y répondre convenablement. Je dirai simplement que les attentes et les
espérances que suscite et encourage généralement la philosophie à propos de ce
genre de question, dans des pays comme la France probablement encore plus
qu’ailleurs, me paraissent la plupart du temps illusoires et condamnées à être
tôt ou tard déçues. J’ai toujours été étonné, en particulier, de l’espèce de
magistère suprême que les philosophes sont convaincus de pouvoir exercer dans
le traitement des questions sociales et politiques et de la contribution
déterminante qu’ils se considèrent comme capables d’apporter à leur résolution.
Le moins qu’on puisse dire est que la discordance entre les prétentions
affichées et les résultats obtenus s’est révélée, sur ce point, jusqu’à présent
plutôt inquiétante.
Je suis, naturellement, convaincu, moi aussi, que, comme disait
Wittgenstein, la philosophie n’aurait pas beaucoup d’intérêt si elle rendait
les gens capables uniquement de s’attaquer à des questions de logique abstruses
et ne contribuait pas à améliorer également leurs façons de penser et de parler
sur les questions les plus importantes de la vie de tous les jours. Mais faire
cela, justement, en essayant de dissiper l’ambiguïté et la confusion qui
règnent et d’introduire un peu plus de clarté et de précision, est déjà
beaucoup et peut avoir des conséquences pratiques importantes, même si elles
sont généralement d’une espèce plutôt indirecte. Comme l’a dit aussi
Wittgenstein, il est rare qu’on sache exactement ce qu’il faut dire, mais il y
a de nombreux cas dans lesquels on peut savoir à coup sûr ce qu’il ne faut pas
dire – ou pas dire de la façon dont est enclin à le faire.
En tant que philosophe, je suis, je dois le dire, régulièrement choqué par
la manière dont on parle pour proférer des contrevérités patentes ou tout
simplement pour ne rien dire sur les questions qui sont justement les plus
importantes. C’est malheureusement beaucoup trop souvent le cas en
politique.
—
Qu’est-ce qui vous a amené à étudier Karl Kraus ?
Autant que je m’en souvienne, la première fois que j’ai entendu parler de
Kraus, c’était par Pierre Juquin, que j’ai eu comme professeur d’allemand au
Lycée Lakanal pendant les années 1959-1961. Il avait la particularité d’être à
la fois un germaniste remarquable et un membre éminent du parti communiste
français, dans lequel il a joué par la suite un rôle très
important
[1]. Du point de vue politique, il était, vous
vous en doutez, aussi éloigné qu’il est possible de l’être de Kraus. Mais en
même temps il admettait que la
Fackel avait défendu, dans un bon
nombre de cas, du point de vue politique et social, des causes objectivement
bonnes et extrêmement importantes. Depuis le début des années 1960, je ne suis
jamais resté très longtemps sans me remettre, pour une raison ou pour une
autre, à la lecture de Kraus. Il faut dire qu’il n’y a jamais à chercher loin
dans l’actualité pour trouver des raisons de le faire.
—
Qu’est-ce que Die Fackel
a signifié pour la société viennoise
de l’époque ?
Comme on le dit souvent, Kraus est devenu assez rapidement à Vienne, à lui
seul, non seulement une sorte d’autorité suprême, dont le jugement était
particulièrement redouté, mais également l’équivalent d’une véritable
institution. Il est apparu, aux yeux de beaucoup de gens, comme le défenseur
par excellence de la vérité et de la morale contre toutes les formes de
mensonge et de corruption, politiques, morales, intellectuelles et artistiques.
Il faut dire que, sur ce point, il y avait réellement un travail considérable à
faire en Autriche. « L’institution la plus permanente en Autriche, a-t-il
écrit en 1902, est la corruption. » Il considérait également l’Autriche
comme un pays dans lequel la lutte contre la corruption semble incapable de
produire des résultats. Il est possible, du reste, qu’il ait sur ce point
quelque peu idéalisé la situation dans les autres pays. Mais il était convaincu
qu’il faut toujours commencer par balayer devant sa porte, ce qui est une
attitude malheureusement très rare et à laquelle on ne saurait trop encourager
les individus et les nations.
Il va sans dire qu’en se comportant comme il l’a fait, Kraus est devenu
l’objet à la fois de formes d’admiration démesurées et de manifestations de
haine d’une violence incroyable. Comme il le dit, « ce monde malpropre
affirme de celui qui lui enlève sa saleté qu’il la lui a apportée ». Ou encore,
on demande au nettoyeur des écuries d’Augias, à qui on devrait être
reconnaissant pour le travail accompli : « Mais qu’avez-vous donc au
juste contre Augias ? » C’est pour finir le dénonciateur de la corruption
qui est perçu comme le responsable de l’existence de celle-ci. Pour Kraus, le
vrai problème de la corruption n’est pas tellement qu’elle existe, car on ne
peut espérer réussir à la faire disparaître complètement, mais la tolérance et
l’indulgence dont elle bénéficie de la part des gens ordinaires et souvent de
ceux-là mêmes qui en sont les victimes. Les responsables de la corruption
politique sont donc en premier lieu les électeurs qui ne la sanctionnent pas
comme ils le devraient, et même souvent la récompensent. Je suis toujours
frappé par l’actualité remarquable de la remarque que fait Kraus quand il parle
de « la détresse lamentable des honnêtes gens face aux gens culottés ».
C’est plus vrai que jamais dans des sociétés gouvernées selon les principes du
néolibéralisme triomphant, dans lesquelles le règne du chacun pour soi, de
l’argent, du profit et de la concurrence plus ou moins sauvage a pour
conséquence que l’honnêteté fait de moins en moins le poids en face du culot et
du cynisme.
—
Le journalisme dont parle Karl Kraus diffère-t-il beaucoup du
journalisme de nos jours ?
— Les choses sont sur certains points différentes et sur d’autres pas
beaucoup ou pas du tout. La presse est sûrement, de façon générale, plus
contrôlée et plus réglementée qu’elle ne l’était en Autriche à l’époque de
Kraus, en tout cas dans les décennies qui ont précédé la disparition de
l’empire austro-hongrois et la catastrophe finale. Kraus percevait la presse
comme étant en passe de devenir une sorte de pouvoir absolu, auquel ne s’oppose
aucune espèce de contre-pouvoir réel ; et devant lequel l’État lui-même a
choisi d’abdiquer à peu près complètement. On peut dire que ses inquiétudes
n’étaient pas totalement justifiées puisque le pouvoir de la presse peut
sembler aujourd’hui limité de plus en plus par des contre-pouvoirs de
différentes sortes, dont elle est obligée de tenir compte, et concurrencé en
outre par des modes de communication et d’information qui ne passent pas par
elle et que Kraus ne pouvait pas prévoir. Elle est donc certainement dans une
position moins favorable que celle qu’elle avait à l’époque de la
Fackel.
La presse est-elle pour autant devenue fondamentalement plus modeste, et
également plus prudente, plus honnête et plus morale ? Je ne pense pas
qu’on puisse croire cela – ni, bien entendu, que Kraus lui-même l’admettrait.
Il n’avait pas tort de penser que l’attitude de rigueur à l’égard de la presse
doit toujours être la méfiance spontanée, ni de dénoncer la collusion entre le
pouvoir économique, le pouvoir politique et le pouvoir médiatique qui est
devenue un danger majeur pour les sociétés actuelles. Kraus s’est rendu compte
que nous étions en train d’entrer dans l’ère des grands empires médiatiques
hyper-centralisés et tout-puissants auxquels même les États n’ont pas les
moyens de résister réellement. En s’attaquant, comme il l’a fait, à la
Neue
Freie Presse et à son propriétaire, Moritz Benedikt, il a d’une certaine
façon vu arriver les Rupert Murdoch et les Berlusconi d’aujourd’hui.
Concrètement parlant, on a l’impression que, malgré les changements
incontestables qu’il y a eu depuis l’époque de Kraus, la presse se comporte,
pour l’essentiel, toujours à peu près de la même façon. On en a encore eu la
confirmation récemment avec ce qu’on appelle l’ « affaire DSK ». On ne
sait jamais, dans les cas de cette sorte, si ce que les médias ont perdu en
premier lieu est le sens du ridicule, celui des proportions ou celui du respect
élémentaire de la vie privée et des individus. Ce sont toujours en gros les
mêmes erreurs et les mêmes abus qui se reproduisent de façon presque
mécanique : mobilisation de moyens démesurés pour informer le public sur
ce qui constitue dans certains cas des non-événements caractérisés, recherche
du sensationnel à tout prix, absence de considération totale pour les
personnes, dont on détruit l’existence sans s’excuser après coup autrement que
par des déplorations plus ou moins hypocrites sur les phénomènes
d’« emballement », et en donnant l’impression d’être prêt à recommencer à
la première occasion.
—
La critique de Karl Kraus vise principalement la presse. Quelle serait
son opinion à propos de la radio et de la télévision ?
Je ne pense pas qu’il trouverait que les choses ont beaucoup évolué, sinon
peut-être en pire, dans la mesure où le pouvoir des médias est devenu encore
beaucoup plus grand et plus difficile à limiter et à contrôler. Il ne serait
sûrement pas rassuré, en tout cas, en voyant le degré auquel nous vivons
désormais dans le monde de la télévision (qu’il n’a évidemment pas pu
connaître, mais il a connu et utilisé, apparemment sans trop de réticence, la
radio), au moins autant et souvent même plus que dans celui de la réalité. Il
ne faut pas oublier que ce qu’il reprochait avant tout à la presse était la
façon dont elle réussit à remplacer la réalité par la représentation et
l’expérience vécue par la phraséologie. Je n’ose pas penser à la façon dont il
réagirait s’il voyait la façon dont c’est dorénavant l’image, encore plus que
la phrase, qui a pris la place de la réalité. Il avait déjà très bien compris
que, loin de développer l’imagination et la sensibilité, l’omniprésence et la
toute-puissance de l’image ont pour effet, au contraire, de les affaiblir et
pour finir de les anesthésier. On voit d’une certaine façon aujourd’hui tout ce
qui se passe à peu près au moment où cela a lieu, mais on ne ressent presque
plus rien. Tuer l’imagination, c’est, pour Kraus, tuer de la façon la plus sûre
qui soit l’humanité en l’homme. Et c’est cela qui a rendu possible des
désastres comme celui qu’a représenté la Première Guerre mondiale – pour ne
rien dire de ceux qui ont suivi. L’impensable arrive parce qu’on n’a pas été
capable de l’imaginer et qu’on est incapable, le moment venu, de le percevoir
et d’en éprouver réellement l’horreur. La propagande nazie réussit, selon
Kraus, à convaincre les gens que même les atrocités dont ils ont été les
témoins directs n’ont pas eu lieu et ne peuvent être que des inventions de
l’ennemi.
—
Comment les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, etc.) peuvent-il
affecter l’opinion publique ?
Ils jouent certainement un rôle important de ce point de vue. Et il peut, du
point de vue de Kraus, y avoir des raisons de se réjouir que la presse ne
dispose plus d’un monopole réel sur la fabrication de l’opinion et se heurte à
une concurrence de plus en plus sérieuse, en même temps qu’à une forme de
contestation que jusqu’à présent elle n’avait pas connue. C’est une évolution
importante si on considère qu’un des problèmes que pose la presse est la
non-existence de contre-pouvoirs qui soient à la mesure du pouvoir gigantesque
et même, à certains égards, monstrueux qu’elle détient ; ce dont, bien
entendu, elle se défend toujours avec la plus grand vigueur, pour se présenter
elle-même à chaque fois, justement, dans le rôle d’une sorte de contre-pouvoir
universel.
Cela dit, je ne suis pas sûr que Kraus aurait regardé l’évolution actuelle
comme positive à tous égards. Il aurait sûrement insisté au contraire sur tous
les dangers qu’elle présente. Il n’aurait pas considéré comme une conquête
réelle, dans l’espèce de guerre qu’il a menée pendant trente-sept ans dans la
Fackel contre le journalisme, le fait que tout le monde aujourd’hui,
grâce à l’Internet, puisse en quelque se transformer en une sorte de
journaliste amateur. Il ne faut pas oublier qu’il considérait le journalisme
comme un métier difficile et contraignant, qui ne supporte en aucune façon
l’amateurisme et devrait être soumis à des exigences particulièrement strictes,
qui ne sont malheureusement pas respectées la plupart du temps, en particulier
celle de la vérification scrupuleuse des faits et celle du respect rigoureux de
la vie privée des gens, y compris, bien entendu, de celle des personnalités
publiques, quand elle n’a rien à voir avec des questions qui concernent tout le
monde. Les choses se passent à présent d’une manière telle qu’il est d’ores et
déjà devenu encore beaucoup plus difficile, pour ne pas dire impossible, de
faire respecter réellement des exigences de cette sorte. On est donc entré,
d’une certaine façon, dans une phase qui risque, tout compte fait, d’être plus
proche que Kraus n’aurait pu l’imaginer (pour des raisons qui ne tiennent plus
à la toute-puissance et à la dictature de l’imprimé, mais à celles du
numérique) de celle qu’il a connue et où l’on peut affirmer à peu près
n’importe quoi sans se considérer comme tenu de le vérifier et s’adonner, en
toute impunité, à des formes d’indiscrétion, d’exhibitionnisme et de voyeurisme
de la pire espèce.
—
Que pensez-vous des polémiques suscitées dans les médias par la mort
de Ben Laden ?
Je dois vous avouer que je ne me suis pas particulièrement préoccupé du
genre de polémique qu’il y a eu dans les médias à propos de cet événement. J’ai
surtout été sensible au fait que la liquidation de Ben Laden (puisque c’est
bien de cela qu’il s’agissait, en fin de compte), même si elle a satisfait le
désir de vengeance et l’amour propre des États-Unis, ne règle en fin de compte
pas grand-chose. Il y a eu une fois de plus une disproportion totale entre le
caractère sensationnel de l’épisode et son importance réelle.
Pour ce qui concerne la réaction des médias, la première chose à remarquer
est sans doute qu’ils ont dû se sentir particulièrement frustrés, parce qu’on
ne leur a pas donné grand-chose à montrer ni même à raconter et à
commenter : peu ou pas du tout d’images de ce qui s’est passé, pas de
corps à exhiber, pas de sépulture, pas de procès à grand spectacle en
perspective, etc. Mais ce n’est, bien entendu, pas la même chose de se demander
si la façon dont les États-Unis ont décidé de procéder, en l’occurrence, était
réellement conforme à ce qu’on peut attendre d’un État respectueux des règles
de la démocratie et de la justice, et si elle pouvait ou non satisfaire les
médias. Il est vrai que la deuxième chose, dans le monde où nous vivons, peut
parfois avoir une importance presque aussi considérable que la première.
—
Le 17 juillet 2010, vous avez refusé la Légion d’honneur. Quelle a été
la réaction de la presse et de l’opinion publique devant votre refus et devant
votre lettre ouverte à la ministre de l’Enseignement supérieur ?
Je peux dire que j’ai attiré davantage l’attention de la presse par mon
refus de cette distinction que par la trentaine de livres que j’ai
publiés ; ce qui ne m’a pas particulièrement surpris et plutôt amusé, car
la presse a manifestement accordé beaucoup plus d’importance que moi à cet
épisode, somme toute assez insignifiant, mais, pour une fois, s’agissant de
quelqu’un comme moi, un peu sensationnel.
En ce qui concerne les réactions venues d’ailleurs, j’ai reçu des lettres de
félicitations de représentants du monde politique, comme Martine Aubry,
Bertrand Delanoe et Jean Tiberi, pour avoir obtenu la Légion d’honneur, et
également des lettres parfois très émouvantes de gens ordinaires, venant de
différents milieux, qui m’ont félicité, au contraire, pour l’avoir refusée.
J’ai trouvé cela, vous vous en doutez, tout à fait logique et profondément
satisfaisant.
Comme vous pouvez le constater, la gauche m’a félicité, en somme, pour avoir
reçu de la droite une décoration qu’elle ne m’a jamais proposée elle-même. Je
l’aurais, bien entendu, refusée de la même façon, parce que je ne souhaite tout
simplement pas recevoir de quelque gouvernement que ce soit des gratifications
de cette sorte.
Ce qui est remarquable est qu’il est difficile, encore aujourd’hui en
France, d’être reconnu comme un intellectuel de gauche quand vous êtes
catalogué comme un représentant de la philosophie analytique. Ce que signifie
pour beaucoup de gens, du point de vue politique, ce genre de philosophie
semble être encore assez largement le capitalisme américain, la technocratie,
l’ultralibéralisme, le néoconservatisme, etc. C’est tout à fait ridicule et
lamentable, mais c’est malheureusement ainsi. De toute façon, le monde
politique, droite et gauches confondues, ne manifeste généralement pas beaucoup
de discernement dans le choix de ses intellectuels de référence, qui sont à peu
près les mêmes que ceux des médias et au nombre desquels il n’y a sûrement pas
grande chance que l’on puisse trouver un philosophe dans mon genre. Si vous
vous permettez de critiquer et même de critiquer sévèrement, sur certains
points, certaines de nos gloires philosophiques nationales comme Althusser,
Derrida, Deleuze, Lyotard, Foucault, Badiou, etc., dont l’œuvre est censée
déterminer à peu près depuis les années 1960 ce que c’est qu’être de gauche en
philosophie, vous ne pouvez évidemment être, aux yeux de leurs admirateurs
inconditionnels, que réactionnaire et, qui plus est, antifrançais.
—
L’analyse du nazisme par Karl Kraus a-t-elle été correctement
interprétée ?
C’est encore une question qui est beaucoup trop vaste pour qu’il soit
possible d’y répondre en quelques phrases. J’ai rédigé une préface de cent
cinquante pages pour la publication de la traduction française de
Dritte
Walpurgisnacht. Mais je ne suis pas sûr, malheureusement, que le
travail que nous avons effectué, le traducteur et moi, ait réussi à changer
beaucoup les choses. En rédigeant ce livre, Kraus a écrit, selon moi, un des
ouvrages les plus perspicaces, les plus pénétrants et les plus puissants dont
nous disposons sur la nature et la réalité de l’horreur nazie ; et c’est
une chose qui, je crois, saute aux yeux dès qu’on commence à le lire. Mais elle
semble être hélas à peu près toujours aussi loin d’être reconnue par les gens
qui décident de ce qui est important et de ce qui l’est pas sur les questions
de cette sorte.
Comme toujours, le problème est d’obtenir de ceux qui veulent en principe
comprendre qu’ils consentent simplement à ouvrir les livres et à juger sur
pièces, au lieu de se contenter de répéter ce que tout le monde dit. Kraus est
victime, pour commencer, du fait que même ceux qui ne savent rien de la façon
dont il s’est comporté à l’égard du nazisme savent généralement au moins que
Dritte Walpurgisnacht commence par la phrase fameuse «
Zu Hitler fällt
mir nichts ein [Rien ne me vient à l’esprit à propos de Hitler] », dont on
a retenu généralement, en dépit du fait qu’il s’est expliqué clairement sur sa
signification réelle, que Kraus n’avait rien trouvé à dire sur Hitler. Un
deuxième problème est lié au fait qu’il a rompu en 1932 avec la
social-démocratie et s’est rallié, en 1934, à Dollfuss, qu’il considérait comme
le dernier espoir, pour l’Autriche, de réussir à échapper à l’annexion par
l’Allemagne nazie. Comme les gens qui parlent de ces choses sont souvent
ignorants de l’histoire de l’Autriche, ils ne font généralement pas beaucoup ou
pas du tout de différence entre l’austro-fascisme et le nazisme et déduisent de
la façon dont Kraus s’est comporté dans les dernières années qu’il était
également un partisan de Hitler, alors que sa position était au
contraire : « Tout, y compris un éventuel retour à la monarchie,
plutôt que Hitler. »
Encore aujourd’hui le poids des habitudes intellectuelles et des préjugés,
l’ignorance historique, la partialité et la mauvaise foi font que, de façon
tout à fait incompréhensible pour moi, on pardonne plus facilement à Heidegger
son admiration pour Hitler et son adhésion explicite et durable au nazisme
qu’on ne pardonne à Kraus de s’être rangé du côté de Dollfuss, en oubliant
notamment que, même si son choix était effectivement contestable et peut même
être considéré comme une erreur regrettable, il s’est conduit comme un
Autrichien patriote qui cherchait désespérément à préserver l’indépendance de
son pays et était prêt à accepter pour cela ce qu’il considérait comme le
moindre mal. Un bon nombre d’intellectuels et d’écrivains autrichiens, à qui on
ne songe généralement pas à le reprocher, ont d’ailleurs fait le même choix que
lui.
Kraus dit que « l’historien n’est pas toujours un prophète tourné vers
l’arrière, mais le journaliste est toujours quelqu’un qui après a toujours tout
su à l’avance [
der nachher alles vorher gewusst
hat]
[2] ». Je suis toujours surpris par la façon
dont la plupart des gens qui s’expriment sur la question dont nous parlons se
comportent de façon journalistique : ils ont tout su d’avance, notamment
sur le choix qu’aurait dû faire un homme comme Kraus, mais seulement après coup
et même longtemps après.
—
Que pensez-vous du système éducatif dans les universités d’Europe
?
Je n’ai malheureusement pas une connaissance suffisamment précise de la
façon dont les choses se passent à présent dans les universités européennes, et
même pas non plus, du reste, dans l’université française, où je n’enseigne plus
depuis 1995 – l’année où j’ai été élu au Collège de France. Je ne suis donc pas
très bien placé pour répondre à votre question.
Une des rares choses que je puisse dire sur ce point, au moins en ce qui
concerne l’enseignement de la philosophie, est que les universités d’Europe me
semblent, de façon générale, peu européennes et marquées encore de façon
excessive et parfois très étroite par des traditions nationales. Je suis
toujours frappé par le degré auquel l’information philosophique circule peu,
mal et la plupart du temps à sens unique entre des pays théoriquement aussi
proches les uns des autres que ceux de l’Europe occidentale. Il vaut mieux ne
pas se demander ce que les philosophes français savent généralement de ce qui
se fait en philosophie dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne (les choses se
passent sans doute un peu mieux dans l’autre sens). Mais même entre la France
et l’Allemagne, le degré d’ignorance réciproque reste considérable et
difficilement compréhensible.
Une autre chose qui m’inquiète et à laquelle je suis très sensible est
l’échec dramatique de la démocratisation de l’enseignement supérieur, qui pour
ma génération, avait représenté une aspiration fondamentale et un grand espoir.
Je ne voudrais surtout pas avoir à redevenir étudiant aujourd’hui, où les
choses sont devenues encore beaucoup plus difficiles, pour les étudiants qui
sortent de milieux populaires, qu’elles ne l’étaient au début des années
1960
[3] Avec le retour au pouvoir de ce qu’on appelle
la droite « décomplexée » dans la plupart des pays européens, il
n’est plus question que d’autonomie, de privatisation, de compétition,
d’excellence et d’élitisme, qui n’aura malheureusement de
« républicain » que le nom et sera probablement avant tout social. Je
suis sur ce point plutôt pessimiste et il me semble tout à fait possible que
nous finissions par avoir à peu près tous les inconvénients du système
américain sans en avoir réellement les avantages.
—
Existe-t-il de nos jours un moyen de communication qui vous semble
respectable ?
Demander le respect pour les moyens de communication modernes, y compris
dans ce qu’ils ont de monstrueux et de destructeur, et dans la façon qu’ils ont
de gouverner à présent non seulement la politique, qui est devenue
essentiellement une affaire de communication, mais également à peu près tous
les aspects de l’existence, est sûrement beaucoup demander. Pour être respecté,
il faut d’abord, me semble-t-il, se conduire de façon respectable. Je pense
que, dans leur cas, on devrait déjà être très satisfait s’il était possible
d’obtenir qu’ils se conduisent généralement de façon à peu près acceptable, ce
qui est malheureusement loin d’être le cas. On a beau essayer de faire croire
le contraire, il n’est pas possible de demander de la décence et de la rigueur
morale à un système dont on admet en même temps qu’il repose à peu près
exclusivement sur le principe que Wilhelm Liebknecht, cité par Kraus, formulait
déjà en 1872 dans un article consacré à la presse : « Tout pour de
l’argent – pour tout de l’argent. » Faut-il dire de Liebknecht qu’il
exagérait de façon partiale, absurde et insupportable, ou, comme Kraus le dit
de Nestroy, qu’il anticipait simplement ? Il est dit dans l’Évangile qu’on
ne peut pas servir à la fois Dieu et Mammon, c’est-à-dire cette autre divinité
que constitue l’argent. Mais aujourd’hui presque tout le monde pense qu’on le
peut parfaitement et chacun pense plus ou moins que c’est ce qu’il est en train
de faire lui-même.
Ce que je trouve inquiétant est qu’on soit devenu à peu près incapable de se
rendre compte qu’il pourrait y avoir là un problème sérieux. Pour citer à
nouveau Kraus : « Les hypocrites moraux ne sont pas haïssables parce
qu’ils font autrement qu’ils ne professent, mais parce qu’ils professent
autrement qu’ils ne font. […] Ce n’est pas que les gens en question boivent du
vin qui devrait être dévoilé, mais qu’ils prêchent l’eau.
[4] »
Il y a des moments où on aimerait mieux, à tout prendre, entendre les
professionnels de la communication reconnaître, comme certains le font du reste
parfois, qu’ils sont des commerçants qui vendent simplement un produit un peu
spécial, au lieu de répéter sur tous les tons qu’ils remplissent un devoir
sacré d’information, qui sert en fin de compte uniquement la cause de la
transparence, de la vérité et de la morale. Ce qu’ils prêchent peut être, à
bien des égards, encore plus insupportable que ce qu’ils font. Kraus a
dit : « La providence d’une époque sans Dieu est la presse, et elle a
même érigé la croyance à une omniscience et une omniprésence en une
conviction.
[5] » On est tenté de dire que c’est
seulement aujourd’hui, avec l’avènement des techniques de communication
modernes, qu’on peut commencer à comprendre réellement à quoi pourrait
ressembler un substitut profane de la providence, de l’omniscience et de
l’omniprésence dans des sociétés qui ont cessé d’être religieuses.
——