Jacques Bouveresse
Propos recueilli par Christian Delacampagne
Le Monde du 25 juin 1995" Je ne suis jamais parvenu à prendre au sérieux l'idée d'une fin de la philosophie
Né en 1940, Jacques Bouveresse est entré à l'Ecole normale supérieure en 1961 et a consacré sa thèse (1975) à l'oeuvre de Wittgenstein. Il a enseigné la philosophie à l'université Paris-I (1969-1973), puis à l'université de Genève (1979-1983), puis de nouveau à Paris-I de 1983 jusqu'à ces derniers jours. Il vient d'être élu au Collège de France, à une chaire de philosophie du langage et de la connaissance, qu'il occupera à partir de l'automne prochain.
Jacques Bouveresse est probablement le plus « international » des philosophes français d'aujourd'hui. Ses travaux, appuyés sur une solide culture scientifique, portent à la fois sur la philosophie autrichienne des XIXe et XXe siècles et sur la philosophie anglo-américaine, dite « analytique », qu'il a été l'un des premiers avec Jules Vuillemin et Gilles-Gaston Granger, deux de ses prédécesseurs au Collège de France à introduire dans notre pays, dès les années 60. Citons, parmi ses principaux ouvrages, La Parole malheureuse (Minuit, 1971), Wittgenstein : la rime et la raison (Minuit, 1973), Le Mythe de l'intériorité (Minuit, 1976), Rationalité et cynisme (Minuit, 1984), L'Homme probable (L'Eclat, 1993) et, tout dernièrement, La Perception et le Jugement, premier tome d'une vaste fresque intitulée Langage, perception et réalité (Jacqueline Chambon, 1995). Sur l'ensemble de ses travaux, on peut consulter le numéro spécial que la revue Critique (no 567-568, août-septembre 1994) a consacré à sa démarche.
Dans l'entretien qu'il nous a accordé, Jacques Bouveresse porte un regard rétrospectif sur l'ensemble de son parcours, tout en précisant l'idée qu'il se fait de la recherche philosophique et des voies que celle-ci aurait, selon lui, intérêt à suivre. Il s'explique, enfin, sur les différends qui l'opposent à nombre de philosophes français contemporains.
« La philosophie, disaient Wittgenstein et Althusser, n'a pas d'objet propre. Est-ce aussi votre avis ?
Quand Althusser dit que la philosophie n'a pas d'objet, il veut dire qu'elle n'est pas une science, parce qu'on ne peut pas lui attribuer comme à une science un objet propre, qui serait le sien et uniquement le sien. Elle peut, bien entendu, avoir par ailleurs tous les objets qu'on veut. Je suis bien d'accord avec Althusser sur le fait que la philosophie n'est pas une science ; mais, à vrai dire, la question n'est pas, pour moi, celle de l'« objet » de la philosophie. » Il me semble que la philosophie a, avant tout, des problèmes, qui ne sont pas ceux des sciences ni d'aucune autre discipline, et qui ne peuvent être résolus que par elle, c'est-à-dire philosophiquement : cela est bien suffisant pour lui assurer une légitimité. C'est d'ailleurs parce que l'idée de la phisolophie est toujours liée pour moi à celle de problèmes philosophiques qui continuent à se poser aujourd'hui comme hier et à exiger une solution que je ne suis jamais parvenu à prendre au sérieux l'idée d'une « fin de la philosophie », sous aucune des formes sous lesquelles elle a pu être annoncée. » Les membres du Cercle de Vienne avaient conçu, au début des années 30, un programme d'élimination de la métaphysique. Mais ils ne songeaient en aucune façon à une fin de la philosophie, ils étaient au contraire persuadés que leur travail signifiait pour elle un nouveau commencement. Bien que cela puisse sembler surprenant, je dois dire que, lorsque j'ai commencé à m'intéresser à la philosophie analytique dans les années 60, je l'ai fait précisément parce qu'elle me semblait être la seule tradition qui continuait à prendre au sérieux les problèmes philosophiques traditionnels, à estimer qu'on pouvait les traiter aujourd'hui avec des instruments améliorés et avec de meilleures chances de succès. Comme vous le voyez, ma conception des tâches et des objectifs de la philosophie n'a rien de très révolutionnaire... » Puisque vous avez rapproché Wittgenstein et Althusser, permettez-moi de rappeler qu'Althusser conçoit la philosophie comme une forme de théorisation particulière, alors que Wittgenstein s'en fait une tout autre idée : pour lui, la philosophie n'est pas une discipline explicative et théorique, elle ne produit pas de propositions ni de vérités qu'on puisse appeler « philosophiques », mais clarifie simplement des confusions conceptuelles. Je ne vous dirai certainement pas que je trouve cette idée inattaquable ; mais je suis encore moins convaincu par toutes les autres caractérisations qui ont pu être données de la philosophie. Je vois assez bien ce que celle-ci n'est certainement pas. Mais cela ne signifie pas que je sache plus précisément que d'autres ce qu'elle est au juste. Je ne suis pas sûr, d'ailleurs, que cette question, à laquelle tant de réponses contradictoires ont été données, ait réellement l'importance qu'on lui attribue.
De Wittgenstein et de Carnap aux travaux anglo-américains les plus récents, vous avez constamment essayé d'ouvrir la philosophie française sur son environnement international. Pensez-vous y être parvenu ?
Ce qui m'a toujours profondément scandalisé, c'est le fait que, dans un pays comme la France, où l'on accorde une importance extraordinaire à l'histoire de la philosophie, au point de la confondre souvent avec la philosophie tout court, on puisse être à ce point ignorant de l'histoire réelle de la philosophie des XIXe et XXe siècles, et entretenir sur ce sujet des idées aussi simplistes. Cela n'est pas moins vrai, d'ailleurs, pour la philosophie de langue allemande que pour la philosophie anglo-saxonne. J'ai trouvé très amusant, par exemple, d'être qualifié de « héraut de l'hégémonie anglo-saxonne », alors que les trois quarts des auteurs sur lesquels j'ai travaillé sont d'origine allemande ou autrichienne. » Il est exact, cependant, que nous avons longtemps eu un problème spécial avec la philosophie anglo-saxonne. On l'identifie souvent avec l'empirisme, et l'on considère toujours plus ou moins ses représentants comme constitutivement inaptes à la philosophie « profonde » en général, et à la métaphysique en particulier. C'est aussi une chose que l'on ne peut pas ne pas trouver amusante lorsqu'on se donne la peine de lire des auteurs comme Peirce, William James, Bradley ou Whitehead. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'Angleterre et l'Amérique philosophiques étaient incomparablement plus hégéliennes que l'Allemagne. C'est contre l'influence des disciples britanniques de Hegel que Russell et Moore ont effectué leur conversion au réalisme. Et lorsqu'en 1932 Quine, qui avait alors vingt-quatre ans, est venu en Europe, c'était pour travailler sous la direction de Carnap. A cette époque-là, les choses importantes en logique et en philosophie des mathématiques se passaient plutôt à Vienne, Prague, Varsovie, Göttingen... » Nous n'avons donc pas seulement commis l'erreur d'ignorer ce qui se faisait en Angleterre ou en Amérique, mais aussi celle de nous désintéresser complètement d'un aspect essentiel de la philosophie européenne. On commence à peine à s'apercevoir qu'il y a eu, à côté de la tradition allemande, une autre tradition que l'on peut appeler la tradition autrichienne ou, plus exactement, la tradition d'Europe centrale. Pour donner une idée de ce qu'elle a représenté, on peut citer des noms comme ceux de Bolzano, le plus grand philosophe autrichien, Brentano, Meinong, Husserl, Mach, Boltzmann, Carnap, Schlick, Neurath, Wittgenstein, Popper, Lesniexski, Lukasiewicz, Tarski, Gödel, etc. » Vous me demandiez si j'avais l'impression d'être parvenu au but que je poursuivais. En gros, oui, bien qu'il reste manifestement beaucoup de travail à faire. Alors que la communauté philosophique devrait être par essence supranationale, j'observe toujours avec fascination la manière dont le nationalisme philosophique, qui est une (triste) réalité, est capable de s'exprimer (pas seulement du côté français, bien entendu), même chez les philosophes les meilleurs et les plus conscients. Mais je crois que le comportement des jeunes générations, qui constitue la chose importante pour l'avenir, a d'ores et déjà changé considérablement. Je ne désespère pas de voir la philosophie française devenir enfin un peu moins dépendante du modèle allemand, au sens étroit, et ce qui serait déjà un grand progrès un peu plus européenne. Du point de vue institutionnel, il faudra évidemment plus de temps pour que les choses changent réellement.
La philosophie anglo-américaine elle-même a beaucoup évolué depuis vingt ans. A côté du courant analytique, d'autres tendances se sont fait jour. Comment voyez-vous ces dernières ?
Grâce à des gens comme Stanley Cavell et Richard Rorty, on a pris conscience de l'existence d'une tradition philosophique spécifiquement américaine. Je trouve excellent que l'on reparle d'Emerson ou de Thoreau et surtout de la grande tradition pragmatiste (Peirce, James, Dewey), trop ignorée en France. Ce que certains appellent le néo-pragmatisme (Quine, Goodman, Davidson, Putnam) apparaît aujourd'hui comme étant une sorte de synthèse entre une tradition proprement américaine et un apport analytique qui, au départ, est largement européen. Mais je ne crois pas que l'on puisse dire que les Anglo-Saxons sont entrés (notamment parce qu'ils se sont mis à lire, en plus de Wittgenstein, des penseurs comme Heidegger, Foucault et Derrida) dans l'ère de la philosophie postanalytique. » Je ne pense pas du tout, personnellement, que la tradition analytique soit en voie d'épuisement. On pourrait remarquer, par exemple, qu'il s'écrit actuellement beaucoup plus d'ouvrages de métaphysique, au sens le plus classique du terme, dans le contexte de la philosophie analytique que dans celui de la philosophie continentale. Tant que la tradition analytique sera capable de produire des philosophes de la stature de Michaël Dummett par exemple, je pense qu'il n'y aura pas de souci à se faire pour elle.
Qu'en est-il aujourd'hui de la confrontation entre les héritages respectifs de Frege et de Husserl ?
D'après Dummett, ce qui est caractéristique de la philosophie analytique, c'est le fait de considérer la philosophie du langage comme la partie fondamentale de la philosophie. Si on pense cela, on est plutôt du côté de Frege. Si l'on croit, au contraire, que ce qui est fondamental est la philosophie de l'esprit, et qu'il peut y avoir une analyse directe des contenus mentaux qui ne passe pas par l'analyse de leurs expressions linguistiques, on se retrouve fatalement sur le terrain de Husserl. Si celui-ci est devenu aussi important, y compris pour des gens qui n'avaient rien à voir avec la tradition phénoménologique, c'est parce que la balance penche aujourd'hui nettement du côté de la philosophie de l'esprit. Cela dit, je ne crois pas que la version husserlienne du « mentalisme » puisse demeurer intacte après une lecture sérieuse de Wittgenstein.
La philosophie doit-elle rester une discipline « technique », ou bien a-t-elle aussi des implications d'ordre politique ?
Personne ne se sent gêné de ne pas comprendre ce que font un mathématicien, un physicien ou un biologiste qui travaillent dans des secteurs de pointe. Mais comme la philosophie s'occupe de problèmes qui sont en principe ceux de tout le monde et sont, en outre, supposés être les plus importants, on pense souvent qu'elle devrait pouvoir être comprise par tout le monde, et qu'elle l'était d'ailleurs beaucoup plus autrefois qu'aujourd'hui ce qui est certainement une illusion complète. En fait, les données du problème n'ont probablement guère changé sur ce point. Je ne suis nullement scandalisé, quant à moi, que la philosophie demande à être pratiquée avec un certain professionnalisme et utilise des instruments qui sont parfois très techniques. Cela ne serait gênant que si l'on considérait que ce qui est important en philosophie est uniquement ce qui réussit à atteindre le grand public à travers les médias, ce qui serait tout simplement ridicule. » En ce qui concerne la question des implications politiques que peut avoir une philosophie, c'est une tout autre affaire. Sauf dans quelques cas extrêmes, il n'y a aucune relation simple et directe entre le contenu d'une philosophie et les implications politiques que l'on peut être amené à en tirer à un moment ou à un autre. C'est une trivialité de constater que des philosophes peuvent avoir des idées politiques très proches et en même temps des positions philosophiques complètement opposées, et inversement. Si l'on regarde ce qu'a produit la période durant laquelle on a pensé que la philosophie était de la « lutte de classes dans la théorie », ou quelque chose de ce genre, il n'y a pas de quoi être fier : cela a produit essentiellement de la pseudo-science, de la mauvaise philosophie et de la politique imaginaire. Aujourd'hui, on revient plutôt, si je comprends bien, à l'idée d'une autonomie complète de l'activité philosophique par rapport aux déterminations politiques et sociales qui la conditionnent. C'est tout aussi absurde. » J'ai toujours été convaincu, pour ma part, qu'il y a bien un certain rapport entre la philosophie de Heidegger et son adhésion au parti nazi, tout comme il y en a un entre les positions philosophiques du Cercle de Vienne et le fait que ses membres aient été des opposants et des victimes du nazisme. Il est vrai que l'on est souvent plus préoccupé, aujourd'hui, d'essayer de comprendre ou de disculper les complices comme Heidegger que de rendre justice aux victimes. » Cela étant, dire, comme certains l'ont fait au moment de l'« affaire » Heidegger, que la philosophie de celui-ci ne méritait plus, désormais, d'être prise en considération, est une pure stupidité. Il se peut, naturellement, que l'importance quelque peu démesurée que la philosophie française a accordée à Heidegger demande à être sérieusement réévaluée. Je n'ai jamais compris, par exemple, ce qui a pu valoir à la réflexion heideggérienne sur la technique la réputation de profondeur inégalable qu'elle possède généralement chez les philosophes français. Mais c'est une question bien différente.
Comment définiriez-vous la place du philosophe dans la cité ?
Voilà bien la chose dont je ne me risquerais pas à donner une définition. La philosophie rassemble sous une dénomination commune des choses beaucoup trop différentes pour cela. Le seul point qui soit tout à fait clair pour moi est que la place du philosophe dans la cité ne doit pas être celle dont Platon rêvait pour lui. Je cite souvent, à ce propos, une déclaration de Russell que j'aime beaucoup : « Je ne crois pas que les tâches de la philosophie à notre époque diffèrent en quoi que ce soit des tâches qu'elle a eues à d'autres époques. La philosophie a, à mon avis, une certaine valeur perpétuelle, qui ne change pas, si ce n'est à un égard : certaines époques s'écartent plus largement de la sagesse que d'autres, et ont par conséquent un besoin plus grand de philosophie combiné avec une moindre disposition à l'accepter. Notre époque est à bien des égards une époque qui n'a pas beaucoup de sagesse et qui profiterait par conséquent grandement de ce que la philosophie a à enseigner. » » Je ne suis certainement pas beaucoup enthousiasmé par notre époque, étant donné la tournure que prennent en ce moment les choses, que ne l'étaient Wittgenstein ou Heidegger, et je pense qu'elle aurait besoin, en effet, avant tout de plus de sagesse, mais pas nécessairement de plus de philosophie et de philosophes. La philosophie, qui est censée être l'amour de la sagesse, est en réalité souvent l'amour de bien d'autres choses : de soi, de la facilité, de la rhétorique, de la célébrité, du pouvoir, etc. Et la philosophie française, dans la période que j'ai connue depuis les années 60, a dans l'ensemble, selon moi, manqué remarquablement non pas bien sûr d'intelligence et de créativité, mais bel et bien de sagesse. »
Propos recueillis par Christian Delacampagne
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