Le Monde Diplomatique, août 2005 — Page 23
Karl Kraus, contre l’empire de la bêtise
Les médias disposent des moyens d’entretenir l’illusion d’une équivalence entre liberté et liberté de la presse, alors que cette dernière signifie surtout liberté des industriels qui possèdent la presse. Sous l’apparence du « débat public », les journalistes dominants ont réussi à imposer leurs normes à des militants et à des intellectuels. Le satiriste Karl Kraus fustigeait déjà ces formes de « bêtise » dans les années 1930.
Par Alain Accardo
Ceux qui auront l’occasion de se plonger dans la lecture des Derniers Jours de l’humanité et de Troisième nuit de Walpurgis, deux ouvrages majeurs de Karl Kraus (1874-1936) publiés récemment (1), partageront sans doute le jugement que le philosophe Jacques Bouveresse porte sur l’œuvre du satiriste autrichien : « Peu d’auteurs sont susceptibles de nous apporter une aide aussi précieuse dans les combats que nous avons à mener aujourd’hui. »
Aucune introduction à la lecture de ces ouvrages ne peut mieux que la préface de Bouveresse à Troisième nuit de Walpurgis aider les lecteurs à comprendre exactement ce que fut le rapport de Kraus à la société de son époque, et plus précisément le sens et la portée exacts de l’incomparable satire qu’il en donne. Ces ouvrages, élaborés quasiment « à chaud », dans un esprit militant, l’un dans le contexte de la première guerre mondiale pour stigmatiser la guerre et le bellicisme, l’autre dans le contexte de la montée du nazisme en Allemagne et en Autriche pour en dénoncer la folie criminelle, ont encore quelque chose d’important à dire aux Européens de ce début de XXIe siècle célébré à l’envi comme une « ère de paix, de prospérité et de liberté pour tous ».
Justement, une démarche dont on pourrait dire qu’elle est d’inspiration krausienne consisterait à dénoncer le règne du faux-semblant généralisé dans lequel sont installées les puissances occidentales. Contrairement aux apparences, ce monde « développé » moderne ne connaît ni la paix, ni la prospérité, ni la liberté pour tous, sinon en trompe-l’œil comme privilèges de minorités dominantes, masquant une réalité fondamentalement faite de violence, d’inégalité et d’oppression. La barbarie moderne n’a pas diminué, mais elle a appris à se farder davantage.
On fera remarquer que cette dénonciation est déjà, de façon de plus en plus explicite, à la base du refus que beaucoup de gens opposent au système établi. Il n’est pas douteux, en effet, que des personnalités, voire des petits groupes militants, font preuve d’une lucidité, d’une rigueur de pensée et d’un courage intellectuel et moral qui pourraient être qualifiés de krausiens, même si ces qualités ne s’accompagnent pas nécessairement d’un égal talent de satiriste. Mais l’existence d’un courant de critique radicale ne saurait faire oublier la persistance massive de ce qui constituait la cible centrale de Kraus et qu’il désignait globalement du terme de « bêtise ». Pratiquement tous les ingrédients de l’effarante stupidité qu’il stigmatisait sans relâche dans sa revue Die Fackel (« Le Flambeau ») et dans ses livres sont encore agissants dans le monde actuel, et souvent se sont renforcés.
Kraus ne s’attaquait pas à une idée métaphysique de la bêtise, mais à ses manifestations et incarnations concrètes dans la société de son temps. En démontant ses multiples formes environnantes, il en dégageait des aspects essentiels, parfaitement reconnaissables à notre époque encore, dont le trait commun est l’incapacité d’analyser rationnellement la réalité et d’en tirer les conséquences. La doctrine hitlérienne, par exemple, était pour Kraus un fatras d’insanités idéologiques et de mensonges éhontés qui n’auraient su résister à un examen de la saine raison. Mais ce qui rendait ce délire irrésistible, dans l’Allemagne des années 1930, c’est que les nazis étaient passés maîtres dans l’art de soumettre l’intellect aux affects, de rationaliser des émotions viscérales, de « faire passer la bêtise, qui a remplacé la raison, pour de la raison, de transformer l’impair en effet, bref dans ce que l’on appelait autrefois : abrutir ». Cette entreprise de « crétinisation caractérisée », commente de son côté jacques Bouveresse, a eu pour résultat de faire « perdre tout sens de la réalité, aussi bien naturelle que morale », aux individus soumis en permanence au pilonnage de la propagande.
C’est très exactement l’état dans lequel la propagande, telle qu’elle est actuellement développée, systématisée et « euphémisée » sous les espèces de la « communication » et de l’« information », tend à mettre les populations, au bénéfice des grands exacteurs de l’ordre établi. L’honnêteté oblige à dire qu’aujourd’hui comme hier, et peut-être plus encore, le processus d’abrutissement par l’évacuation de la réflexion critique, par le martèlement des slogans exaltant le vécu immédiat, le pulsionnel et le fusionnel, par la réduction du langage au boniment publicitaire et par l’appauvrissement intellectuel qui l’accompagne, a pénétré profondément l’ensemble de la culture et de la vie sociale et provoqué de terribles dégâts.
Lorsque le discours public ne sert plus qu’à masquer le vide de la pensée, à proférer avec aplomb des arguments spécieux ou controuvés, à habiller d’une apparence de bon sens le déni de toute logique rationnelle, à rendre admirables et honorables des actes ou des idées ignobles et méprisables, lorsque parler et écrire ne sont plus, pour beaucoup, que des moyens, non pas de chercher vérité et justice, mais de séduire et de mentir aux autres comme à soi-même, bref quand le langage n’est plus que le véhicule d’une manipulation démagogique et un instrument de domination parmi d’autres, mis au service des puissants par des doxosophes (2) de tous acabits, alors c’est une tâche primordiale pour ceux qui savent encore ce que parler veut dire et refusent de s’en laisser conter de mettre méthodiquement en lumière, comme faisait Kraus, le fonctionnement de la machine à abêtir.
Si Kraus pourfendait la bêtise sous toutes ses formes, ce n’était pas tant la bêtise puérile et honnête, si l’on peut dire, celle des esprits simplets, que celle des intelligents, la bêtise chic et distinguée, instruite et éloquente, spécialement chez ceux des intellectuels qui utilisent la culture et le raisonnement pour rendre acceptable, par eux-mêmes et par les autres, la démission intéressée de l’entendement en face de certaines situations réelles. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple particulièrement significatif, Kraus fustigeait-il « ces hommes de main qui font dans la transcendance et proposent dans les universités et les revues de faire de la philosophie allemande une école préparatoire aux idées de Hitler ».
Parmi eux, il s’en prenait particulièrement à Heidegger, dont les nazis avaient fait un recteur de l’Université et qui « align[ait] ses fumeuses idées bleues sur les brunes » en appelant ses étudiants au culte du Führer et au « service militaire de l’esprit ». Sans aucun égard pour la réputation de philosophe éminent que s’était acquise Heidegger, Kraus décocha ce trait, qui n’était pas chez lui simple banderille : « J’ai toujours su qu’un savetier de Bohême est plus proche du sens de la vie qu’un penseur néo-allemand. »
Plus généralement, Kraus excellait à souligner l’incohérence de tous les faiseurs de démonstrations s’ingéniant à bricoler des prémisses rationnellement acceptables pour justifier des conclusions dictées d’avance par des croyances affectives et des intérêts partisans, tels que les préjugés racistes ou nationalistes, ou, davantage encore, à tourner en dérision ceux qui, abdiquant toute exigence intellectuelle, se félicitaient de faire partie des gens qui, ainsi que l’écrivait un éditorialiste, « ont appris, comme nous, à renoncer à tout degré dans l’ordre de l’intellect pour non seulement vénérer un tel Führer mais l’aimer tout simplement ».
L’aptitude des sociaux-démocrates à emboîter le pas aux nationalistes et bellicistes lors de la première guerre mondiale avait édifié Kraus sur leur inaptitude politique et morale à faire front. Où trouveraient-ils la force de résister, demandait-il, « alors que chaque fibre de leur être incline à pactiser » avec le monde comme il va ? Aussi ne les croyait-il pas en mesure de s’opposer à la barbarie montante. Pour Kraus, l’essence même de la « bêtise » social-démocrate, c’était le réformisme de principe, l’illusion de croire qu’on peut dîner avec le Diable, le refus systématique de l’affrontement, la volonté forcenée d’intégration, le désir éperdu d’être bienséant, de « mener une vie bien tranquille dans une jolie petite opposition sécurisante », et l’irrémédiable naïveté de penser que les bandits d’en face allaient respecter ces beaux sentiments et être assez raisonnables pour entendre raison.
Si on peut dire aujourd’hui que les partis sociaux-démocrates et ceux qu’ils influencent n’ont pas su tirer de l’expérience d’un siècle d’histoire d’autre enseignement que celui d’un acquiescement encore plus délibéré à la dictature du « réel » (ennoblie de nos jours en « logique de marché »), que dire alors de l’activité de la presse et de ses journalistes, de cette « journaille libérale » pour laquelle Kraus éprouvait une exécration à la mesure du rôle essentiel qu’elle jouait dans l’entreprise d’abrutissement généralisé des populations ?
Une grande partie du travail de Kraus, pendant des lustres, a consisté à lire attentivement la presse de son époque et à en démonter savamment, méticuleusement, le discours, pour en montrer toute l’imposture, à partir « de l’usage qu’elle fait du langage, de la déformation du sens et de la valeur, de la façon dont sont vidés et déshonorés tout concept et tout contenu ». A ses yeux, le penchant naturel de la presse était de se prostituer à l’ordre établi. Il prenait soin d’ailleurs de préciser : « Je mets la fille publique, du point de vue éthique, au-dessus de l’éditorialiste libéral et je tiens l’entremetteuse pour moins punissable que l’éditeur de journal. »
Sa critique s’adressait alors essentiellement à la presse écrite. Il n’aurait rien à rabattre de sa sévérité aujourd’hui, bien au contraire. Tout au plus, compte tenu de l’évolution sociologique de ce secteur, de sa croissance explosive, de la concentration des titres, stations et chaînes entre les mains d’un petit nombre de groupes capitalistes, admettrait-il peut-être de faire une distinction entre la caste dirigeante et éditorialisante du monde journalistique, quasi tout entière acquise à l’économie libérale et au maintien de l’ordre idéologique, et l’armée des simples exécutants, dont beaucoup connaissent les affres de la précarité et dont quelques-uns se battent courageusement, seuls ou avec leurs syndicats, contre l’arbitraire patronal privé ou public et contre la tendance, plus prononcée que jamais, à la prostitution de la presse au pouvoir économico-politique de l’argent.
Kraus, qui est mort en 1936, n’a pu voir le règne nazi de la force s’effondrer sous l’assaut d’une force extérieure plus grande encore. Mais, bien qu’on puisse supposer dans toute posture satirique un appel à se battre, l’espoir d’être compris et le projet au moins implicite de corriger ce que l’on dénonce, il semblerait que, comme la plupart des esprits très acérés, en particulier chez les moralistes, Kraus n’ait pas été excessivement optimiste sur les dispositions de ses contemporains à faire preuve de lucidité et de courage.
Peut-être est-ce là, peut-on penser, un « travers » d’intellectuels que leur vaste culture et, de surcroît, la lecture intensive des journaux inclinent à discerner le tragique dans toute farce et la farce dans toute tragédie, et à prendre leurs distances avec les illusions communes. Il n’en reste pas moins que le cours historique des choses réserve bien des surprises. Le pire n’est pas toujours le plus probable et, s’agissant des luttes sociales, elles ne sont vraiment perdues, on le sait, que lorsqu’on se refuse à les livrer. Nous venons de l’expérimenter une fois de plus. Quand, en mai 2005, les Français ont porté le premier coup d’arrêt à l’étouffante bêtise qui croyait avoir assuré son empire en Europe.
Aucune introduction à la lecture de ces ouvrages ne peut mieux que la préface de Bouveresse à Troisième nuit de Walpurgis aider les lecteurs à comprendre exactement ce que fut le rapport de Kraus à la société de son époque, et plus précisément le sens et la portée exacts de l’incomparable satire qu’il en donne. Ces ouvrages, élaborés quasiment « à chaud », dans un esprit militant, l’un dans le contexte de la première guerre mondiale pour stigmatiser la guerre et le bellicisme, l’autre dans le contexte de la montée du nazisme en Allemagne et en Autriche pour en dénoncer la folie criminelle, ont encore quelque chose d’important à dire aux Européens de ce début de XXIe siècle célébré à l’envi comme une « ère de paix, de prospérité et de liberté pour tous ».
Justement, une démarche dont on pourrait dire qu’elle est d’inspiration krausienne consisterait à dénoncer le règne du faux-semblant généralisé dans lequel sont installées les puissances occidentales. Contrairement aux apparences, ce monde « développé » moderne ne connaît ni la paix, ni la prospérité, ni la liberté pour tous, sinon en trompe-l’œil comme privilèges de minorités dominantes, masquant une réalité fondamentalement faite de violence, d’inégalité et d’oppression. La barbarie moderne n’a pas diminué, mais elle a appris à se farder davantage.
On fera remarquer que cette dénonciation est déjà, de façon de plus en plus explicite, à la base du refus que beaucoup de gens opposent au système établi. Il n’est pas douteux, en effet, que des personnalités, voire des petits groupes militants, font preuve d’une lucidité, d’une rigueur de pensée et d’un courage intellectuel et moral qui pourraient être qualifiés de krausiens, même si ces qualités ne s’accompagnent pas nécessairement d’un égal talent de satiriste. Mais l’existence d’un courant de critique radicale ne saurait faire oublier la persistance massive de ce qui constituait la cible centrale de Kraus et qu’il désignait globalement du terme de « bêtise ». Pratiquement tous les ingrédients de l’effarante stupidité qu’il stigmatisait sans relâche dans sa revue Die Fackel (« Le Flambeau ») et dans ses livres sont encore agissants dans le monde actuel, et souvent se sont renforcés.
Kraus ne s’attaquait pas à une idée métaphysique de la bêtise, mais à ses manifestations et incarnations concrètes dans la société de son temps. En démontant ses multiples formes environnantes, il en dégageait des aspects essentiels, parfaitement reconnaissables à notre époque encore, dont le trait commun est l’incapacité d’analyser rationnellement la réalité et d’en tirer les conséquences. La doctrine hitlérienne, par exemple, était pour Kraus un fatras d’insanités idéologiques et de mensonges éhontés qui n’auraient su résister à un examen de la saine raison. Mais ce qui rendait ce délire irrésistible, dans l’Allemagne des années 1930, c’est que les nazis étaient passés maîtres dans l’art de soumettre l’intellect aux affects, de rationaliser des émotions viscérales, de « faire passer la bêtise, qui a remplacé la raison, pour de la raison, de transformer l’impair en effet, bref dans ce que l’on appelait autrefois : abrutir ». Cette entreprise de « crétinisation caractérisée », commente de son côté jacques Bouveresse, a eu pour résultat de faire « perdre tout sens de la réalité, aussi bien naturelle que morale », aux individus soumis en permanence au pilonnage de la propagande.
C’est très exactement l’état dans lequel la propagande, telle qu’elle est actuellement développée, systématisée et « euphémisée » sous les espèces de la « communication » et de l’« information », tend à mettre les populations, au bénéfice des grands exacteurs de l’ordre établi. L’honnêteté oblige à dire qu’aujourd’hui comme hier, et peut-être plus encore, le processus d’abrutissement par l’évacuation de la réflexion critique, par le martèlement des slogans exaltant le vécu immédiat, le pulsionnel et le fusionnel, par la réduction du langage au boniment publicitaire et par l’appauvrissement intellectuel qui l’accompagne, a pénétré profondément l’ensemble de la culture et de la vie sociale et provoqué de terribles dégâts.
Lorsque le discours public ne sert plus qu’à masquer le vide de la pensée, à proférer avec aplomb des arguments spécieux ou controuvés, à habiller d’une apparence de bon sens le déni de toute logique rationnelle, à rendre admirables et honorables des actes ou des idées ignobles et méprisables, lorsque parler et écrire ne sont plus, pour beaucoup, que des moyens, non pas de chercher vérité et justice, mais de séduire et de mentir aux autres comme à soi-même, bref quand le langage n’est plus que le véhicule d’une manipulation démagogique et un instrument de domination parmi d’autres, mis au service des puissants par des doxosophes (2) de tous acabits, alors c’est une tâche primordiale pour ceux qui savent encore ce que parler veut dire et refusent de s’en laisser conter de mettre méthodiquement en lumière, comme faisait Kraus, le fonctionnement de la machine à abêtir.
Si Kraus pourfendait la bêtise sous toutes ses formes, ce n’était pas tant la bêtise puérile et honnête, si l’on peut dire, celle des esprits simplets, que celle des intelligents, la bêtise chic et distinguée, instruite et éloquente, spécialement chez ceux des intellectuels qui utilisent la culture et le raisonnement pour rendre acceptable, par eux-mêmes et par les autres, la démission intéressée de l’entendement en face de certaines situations réelles. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple particulièrement significatif, Kraus fustigeait-il « ces hommes de main qui font dans la transcendance et proposent dans les universités et les revues de faire de la philosophie allemande une école préparatoire aux idées de Hitler ».
Parmi eux, il s’en prenait particulièrement à Heidegger, dont les nazis avaient fait un recteur de l’Université et qui « align[ait] ses fumeuses idées bleues sur les brunes » en appelant ses étudiants au culte du Führer et au « service militaire de l’esprit ». Sans aucun égard pour la réputation de philosophe éminent que s’était acquise Heidegger, Kraus décocha ce trait, qui n’était pas chez lui simple banderille : « J’ai toujours su qu’un savetier de Bohême est plus proche du sens de la vie qu’un penseur néo-allemand. »
Plus généralement, Kraus excellait à souligner l’incohérence de tous les faiseurs de démonstrations s’ingéniant à bricoler des prémisses rationnellement acceptables pour justifier des conclusions dictées d’avance par des croyances affectives et des intérêts partisans, tels que les préjugés racistes ou nationalistes, ou, davantage encore, à tourner en dérision ceux qui, abdiquant toute exigence intellectuelle, se félicitaient de faire partie des gens qui, ainsi que l’écrivait un éditorialiste, « ont appris, comme nous, à renoncer à tout degré dans l’ordre de l’intellect pour non seulement vénérer un tel Führer mais l’aimer tout simplement ».
Se prostituer à l’ordre établi
Parmi les différentes catégories intellectuelles qui, de plus ou moins bonne foi, se complaisaient à prendre la nuit pour le jour, et travaillaient à croire et à faire croire que l’ordre nouveau nazi était, sinon toujours absolument irréprochable, du moins contrôlable, amendable, et donc acceptable, il y en avait deux en particulier qui fournissaient une cible de choix à Kraus : les partisans de la social-démocratie et les journalistes, chez qui cécité et surdité au réel composent une forme de bêtise proche de l’autisme.L’aptitude des sociaux-démocrates à emboîter le pas aux nationalistes et bellicistes lors de la première guerre mondiale avait édifié Kraus sur leur inaptitude politique et morale à faire front. Où trouveraient-ils la force de résister, demandait-il, « alors que chaque fibre de leur être incline à pactiser » avec le monde comme il va ? Aussi ne les croyait-il pas en mesure de s’opposer à la barbarie montante. Pour Kraus, l’essence même de la « bêtise » social-démocrate, c’était le réformisme de principe, l’illusion de croire qu’on peut dîner avec le Diable, le refus systématique de l’affrontement, la volonté forcenée d’intégration, le désir éperdu d’être bienséant, de « mener une vie bien tranquille dans une jolie petite opposition sécurisante », et l’irrémédiable naïveté de penser que les bandits d’en face allaient respecter ces beaux sentiments et être assez raisonnables pour entendre raison.
Si on peut dire aujourd’hui que les partis sociaux-démocrates et ceux qu’ils influencent n’ont pas su tirer de l’expérience d’un siècle d’histoire d’autre enseignement que celui d’un acquiescement encore plus délibéré à la dictature du « réel » (ennoblie de nos jours en « logique de marché »), que dire alors de l’activité de la presse et de ses journalistes, de cette « journaille libérale » pour laquelle Kraus éprouvait une exécration à la mesure du rôle essentiel qu’elle jouait dans l’entreprise d’abrutissement généralisé des populations ?
Une grande partie du travail de Kraus, pendant des lustres, a consisté à lire attentivement la presse de son époque et à en démonter savamment, méticuleusement, le discours, pour en montrer toute l’imposture, à partir « de l’usage qu’elle fait du langage, de la déformation du sens et de la valeur, de la façon dont sont vidés et déshonorés tout concept et tout contenu ». A ses yeux, le penchant naturel de la presse était de se prostituer à l’ordre établi. Il prenait soin d’ailleurs de préciser : « Je mets la fille publique, du point de vue éthique, au-dessus de l’éditorialiste libéral et je tiens l’entremetteuse pour moins punissable que l’éditeur de journal. »
Sa critique s’adressait alors essentiellement à la presse écrite. Il n’aurait rien à rabattre de sa sévérité aujourd’hui, bien au contraire. Tout au plus, compte tenu de l’évolution sociologique de ce secteur, de sa croissance explosive, de la concentration des titres, stations et chaînes entre les mains d’un petit nombre de groupes capitalistes, admettrait-il peut-être de faire une distinction entre la caste dirigeante et éditorialisante du monde journalistique, quasi tout entière acquise à l’économie libérale et au maintien de l’ordre idéologique, et l’armée des simples exécutants, dont beaucoup connaissent les affres de la précarité et dont quelques-uns se battent courageusement, seuls ou avec leurs syndicats, contre l’arbitraire patronal privé ou public et contre la tendance, plus prononcée que jamais, à la prostitution de la presse au pouvoir économico-politique de l’argent.
Kraus, qui est mort en 1936, n’a pu voir le règne nazi de la force s’effondrer sous l’assaut d’une force extérieure plus grande encore. Mais, bien qu’on puisse supposer dans toute posture satirique un appel à se battre, l’espoir d’être compris et le projet au moins implicite de corriger ce que l’on dénonce, il semblerait que, comme la plupart des esprits très acérés, en particulier chez les moralistes, Kraus n’ait pas été excessivement optimiste sur les dispositions de ses contemporains à faire preuve de lucidité et de courage.
Peut-être est-ce là, peut-on penser, un « travers » d’intellectuels que leur vaste culture et, de surcroît, la lecture intensive des journaux inclinent à discerner le tragique dans toute farce et la farce dans toute tragédie, et à prendre leurs distances avec les illusions communes. Il n’en reste pas moins que le cours historique des choses réserve bien des surprises. Le pire n’est pas toujours le plus probable et, s’agissant des luttes sociales, elles ne sont vraiment perdues, on le sait, que lorsqu’on se refuse à les livrer. Nous venons de l’expérimenter une fois de plus. Quand, en mai 2005, les Français ont porté le premier coup d’arrêt à l’étouffante bêtise qui croyait avoir assuré son empire en Europe.
Alain Accardo. Coauteur de Journalistes au quotidien et de journalistes précaires, Le Mascaret, Bordeaux, 1995 et 2000, respectivement, et de De notre servitude involontaire : lettre à mes camarades de gauche, Agone, Marseille, 2001.
(1) Karl Kraus, Les Derniers Jours de l’humanité, traduit de l’allemand par Jean-Louis Besson et Henri Christophe (version intégrale), Agone, Marseille, 2005, 787 pages, 30 euros ; Troisième nuit de Walpurgis, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, préface de Jacques Bouveresse, Agone, 2005, 562 pages, 28 euros.
(2) Doxologie : étymologiquement, prière à la gloire de Dieu. Doxosophe : personne impliquée dans le champ intellectuel et dont le fonds de commerce est la défense de la doxa (l’opinion commune et dominante).
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