Jacques BOUVERESSE
Professeur au Collège de France
Sur le sens du mot "platonisme"
dans l'expression
"platonisme mathématique"
dans l'expression
"platonisme mathématique"
Conférence du 19 novembre 1998 à l'Université de Genève
Société romande de philosophie, groupe genevois
1. Qu'est-ce qu'être "platonicien" en mathématiques?
Jacques Bouveresse
NOTES DE L'AUTEUR
Note 1 "Sur la notion d'existence dans les mathématiques", L'Enseignement mathématique, 34 (1935), p. 18-19.
Note 2 Reproduit dans Heinrich Scholz, Mathesis Universalis, Abhandlungen zur Philosophie als strenger Wissenschaft, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1969, p. 27-44.
Note 3 Philosophische Schriften, herausgegeben von C. J. Gerhardt, Georg Olms, Hildesheim, 1965, vol. IV, p. 568.
Note 4 "Les mathématiques et la logique", in Dernières Pensées, Flammarion, Paris, 1913, p. 160.
Note 5 Emile Borel, "L'infini mathématique et la réalité" (1914), in Emile Borel: Philosophe et homme d'action, Pages choisies et présentées par M. Fréchet, Gauthier-Villars, Paris, 1967, p. 183
Note 6 Leçons sur la théorie des fonctions, troisième édition, Gauthier-Villars, Paris, 1928, p. 161
Note 7 Mathematics, Matter and Method, Philosophical Papers, vol. I, Cambridge University Press, 2nd. edition, 1979, p. 60.
Note 8 Traduction française par G. Milhaud et A. Girot, Imprimerie Nicoise, Nice, 1887.
Note 9 Les Fondements des mathématiques, Intuitionnisme, Théorie de la démonstration, Gauthier-Villars, Paris, Nauwelaerts, Louvain, 1955.
Société romande de philosophie, groupe genevois
1. Qu'est-ce qu'être "platonicien" en mathématiques?
La raison pour laquelle on a pris à partir d'un certain moment l'habitude d'appeler "platonisme mathématique" la conception philosophique qui attribue aux objets mathématiques une existence indépendante de nos activités de pensée et de connaissance est à première vue suffisamment claire. On peut citer, par exemple, à ce sujet ce que dit Abraham Fraenkel dans un article paru en 1935 dans la revue L'Enseignement mathématique: "La différence de vues qui existe entre PLATON et ARISTOTE au sujet de l'existence des êtres mathématiques pourrait caractériser à elle seule l'essentiel de ce que nous avons à dire. Pour PLATON le monde des mathématiques est un monde indépendant, portant en lui-même ses propres lois et supérieur au physique dans sa façon d'être. L'existence des êtres mathématiques est, de ce fait, indépendante de la pensée humaine comme, en général, de toute activité extérieure. Pour ARISTOTE, au contraire, il n'y a pas de monde mathématique en soi; si l'on en parle, c'est en tant qu'idées abstraites de l'activité humaine, à savoir des constructions des mathématiciens créateurs. Pour cette raison aussi, ARISTOTE considère les constructions mathématiques comme conduisant seules à une vraie épistémè; mais la projection abstraite de ces constructions sur un monde en soi, en vérité irréel, ne serait qu'une doxa (Note 1)." Pour son interprétation des idées antiques, dont je ne discuterai pas ici la pertinence, Fraenkel indique qu'il s'est inspiré principalement des idées de Heinrich Scholz, et notamment de celles qui sont développées dans le mémoire de 1930, "Die Axiomatik der Alten (Note 2)".
Fraenkel suggère également que l'opposition qui existe entre Leibniz et Kant est voisine de celle qui existe entre Platon et Aristote. "LEIBNIZ, écrit-il, souligne la possibilité d'une mathematica universalis en tant que science mathématique, symbolique et formelle, qui dépasse tout ce qui est à la portée des constructions et intuitions humaines. Pour KANT, au contraire, non seulement la géométrie, mais même l'arithmétique sont liées aux formes de l'intuition humaine: espace et temps; la notion du nombre notamment dépend, d'après lui, essentiellement de la catégorie du temps" (ibid., p. 19). On peut remarquer que cela revient déjà à introduire une ambiguïté assez regrettable. Si par "platonisme mathématique" on entend, comme on le fait habituellement aujourd'hui, le réalisme mathématique, Leibniz est certainement le contraire d'un platonicien en mathématiques. Son attitude est, en fait, bien plus proche du nominalisme. Il ne croit pas à la réalité indépendante de choses comme l'espace, les entités géométriques ou les nombres, ni d'ailleurs non plus à celle des abstracta en général, dont il pense que nous devrions chercher, dans toute la mesure du possible, à les éliminer. "Je reconnais, écrit-il, que le temps, l'étendue, le mouvement, et le continu en général, de la manière qu'on les prend en mathématiques, ne sont que des choses idéales, c'est-à-dire qui expriment les possibilités, tout comme font les nombres (Note 3)." Pour Leibniz, le temps, l'espace et les nombres ne sont pas des réalités supplémentaires, ils constituent simplement des systèmes de possibilités auxquels sont subordonnées non seulement les choses qui existent réellement, mais également toutes celles qui n'existent pas, mais pourraient éventuellement exister. Si l'on fait abstraction de tous les existants réels qui satisfont aux conditions imposées par les lois de la géométrie et de l'arithmétique, ce qui subsiste n'est donc pas une réalité d'une autre sorte, que l'on pourrait appeler mathématique, mais uniquement des possibilités pour des choses susceptibles d'exister réellement. Il importe également de ne pas oublier que ce qui est caractéristique de la position d'un authentique platonicien est d'affirmer l'indépendance des êtres mathématiques non seulement par rapport aux formes a priori de la sensibilité et a fortiori par rapport aux données de la connaissance sensible en général, mais également par rapport à l'intellect, y compris, pour ceux qui veulent être tout à fait cohérents, par rapport à un intellect divin lui-même. Et ce n'est évidemment pas la position de Leibniz. On peut remarquer, à ce propos, que Bolzano n'accepte pas, pour sa part, la façon dont on interprète généralement la proposition selon laquelle tout ce qui est vrai est aussi pensé et reconnu comme vrai par Dieu. C'est effectivement exact, mais ce n'est pas une vérité nécessaire. Il n'entre pas dans le concept d'une représentation objective, au sens auquel Bolzano utilise l'expression, d'avoir besoin d'être appréhendée par qui que ce soit, même si elle l'est toujours, dans les faits, au moins par Dieu. J'ai dit que, si l'on entend par "platonisme" le réalisme mathématique, Leibniz n'était sûrement pas platonicien et j'ai prononcé, à son sujet, le mot "nominalisme", ce qui est normal dans ce contexte, puisque le nominalisme semble être l'opposé naturel du réalisme platonicien des idées. Mais, comme vous le verrez, une des bizarreries de la situation est que le mot "nominalisme" n'apparaît pas dans les discussions dont je vous parlerai dans un instant et, si le mot "réalisme" est parfois utilisé, c'est dans un sens qui ne correspond pas du tout à celui auquel nous penserions aujourd'hui naturellement.
Scholz, dans un autre texte, "Platonismus und Positivismus" (1943), dit: "Il n'y a pas du tout de platonisme, ou il y a un ciel platonicien" (Mathesis Universalis, p. 388). Mais beaucoup de philosophes des mathématiques qu'on a tendance à considérer comme platoniciens se sont défendus de croire de façon plus ou moins littérale à l'existence d'un ciel platonicien. Gödel représente, de ce point de vue, une exception très remarquable. Il a expliqué clairement que le réalisme qu'il défendait en mathématiques n'était pas un réalisme aristotélicien, mais un réalisme platonicien. Les êtres mathématiques ne sont pas, pour lui, susceptibles d'être obtenus par abstraction et idéalisation à partir de la considération des objets du monde sensible. Il y a réellement un monde dans lequel les objets mathématiques mènent une existence séparée. Et c'est grâce à une forme d'intuition non sensible, que Gödel appelle l'"intuition mathématique" et qui constitue, pour les objets mathématiques, un équivalent de ce qu'est la perception pour les objets physiques, que nous pouvons entrer en contact avec ce monde-là.
Dans le même numéro de L'Enseignement mathématique que j'ai déjà cité, Paul Bernays a publié un article fameux intitulé "Sur le platonisme dans les mathématiques" et c'est cet article qui a déterminé pour longtemps la façon dont l'expression "platonisme mathématique" allait être utilisée ensuite par les mathématiciens et les philosophes des mathématiques. Le platonisme, au sens auquel Bernays utilise le mot, est opposé au constructivisme. Il repose sur la supposition que les objets de la théorie constituent les éléments d'une totalité donnée, de sorte que l'on peut raisonner ainsi: pour toute propriété qui est exprimée au moyen des concepts de la théorie, il est déterminé objectivement s'il y a un élément dans la totalité qui possède cette propriété ou s'il n'y en a pas. Pour prendre l'exemple du théorème de Fermat, qui a fini par être démontré après avoir résisté pendant trois siècles aux efforts des mathématiciens, ou bien il y a dans l'ensemble des entiers naturels un nombre n>2 tel que l'on peut trouver trois nombres entiers x, y et z pour lesquels xn + yn = zn, ou bien il n'y en a pas. Une de ces deux choses est vraie dans la réalité mathématique, même si nous ne sommes pas du tout certains de réussir à savoir un jour laquelle des deux est vraie. Sans entrer dans les détails de ce qu'on appelle le "constructivisme", disons simplement que, pour un constructiviste, ce n'est pas le genre de chose qu'on a le droit d'affirmer a priori. "Il y a un objet de telle ou telle nature", en mathématiques, doit toujours vouloir dire quelque chose comme "On a trouvé ou on dispose d'une méthode qui permettrait en principe de trouver un objet de cette sorte". Et nous n'avons, bien entendu, aucune certitude d'être capables de trouver un jour un contre-exemple à une proposition comme celle de Fermat ou une démonstration qui exclue qu'il puisse en exister un.
D'une façon qui pourrait sembler à première vue un peu surprenante, Bernays prend comme exemple d'attitude "platonicienne", celle qui est adoptée par Hilbert dans ses Fondements de la géométrie: "On trouve, dans l'axiomatique de la géométrie, sous la forme que M. Hilbert lui a donnée, un exemple de cette façon de fonder une théorie. Si nous comparons l'axiomatique de M. Hilbert à celle d'EUCLIDE, en faisant abstraction de ce qu'il manque encore plusieurs postulats chez le géomètre grec, nous remarquons qu'Euclide parle des figures à construire, alors que pour M. Hilbert les systèmes des points, des droites et des plans existent dès le commencement. Euclide postule: on peut relier deux points par une droite; tandis que M. Hilbert énonce l'axiome: deux points quelconques étant donnés, il existe une droite sur laquelle ils sont tous les deux situés. "Existe" vise ici le système des droites.
Cet exemple montre déjà que la tendance dont nous parlons consiste à envisager les objets comme détachés de tout lien avec le sujet réfléchissant. Cette tendance s'étant fait valoir surtout dans la philosophie de Platon, qu'il me soit permis de la qualifier du nom de "platonisme"" (Sur le platonisme dans les mathématiques, p. 53).
Ce qui est platonicien dans cette attitude est donc le fait d'admettre d'emblée l'existence d'objets ou de systèmes d'objets qui sont tout à fait indépendants des activités de construction du mathématicien. Si la méthode axiomatique peut être qualifiée de "platonicienne", c'est parce qu'elle considère que la formulation d'un système d'axiomes appropriés suffit à garantir l'existence d'objets mathématiques d'une certaine sorte, la seule condition nécessaire pour cela étant celle de la non-contradiction. Pour un intuitionniste, bien entendu, l'existence mathématique ne peut en aucun cas être réduite à la simple non-contradiction. Mais il faut remarquer que Frege, qu'on a l'habitude de considérer comme un platonicien typique, refuse tout autant d'assimiler l'existence mathématique à la non-contradiction, qui en est une condition nécessaire, mais certainement pas suffisante. Dans sa polémique contre Hilbert, Frege ironise justement sur la tendance qu'ont les mathématiciens à croire qu'il est possible de faire exister des objets simplement par la formulation d'axiomes. Pour lui, les mathématiciens n'ont pas le pouvoir de créer quoi que ce soit, mais seulement de reconnaître des objets qui préexistent à leur activité. Et il est particulièrement absurde de s'imaginer que l'on peut créer des objets par la procédure de la définition, en particulier de la définition axiomatique. C'est ce que l'on peut appeler une conception magique des pouvoirs de la définition. De toute façon, il est clair que la méthode axiomatique peut être appelée platonicienne, si elle constitue un moyen approprié pour appréhender une réalité qui existait déjà indépendamment d'elle et c'est de cette façon que Gödel la considère, mais sûrement pas si, comme le fait souvent, on la croit capable de créer d'une manière ou d'une autre, en quelque sorte par décret, des objets qui n'existaient pas encore. Ce qui est antiplatonicien est le fait de considérer que les objets mathématiques n'ont d'existence que pour autant qu'ils sont conçus comme constituant essentiellement le résultat d'une activité mathématique qui les engendre.
Bernays considère différents types de suppositions "platoniciennes" plus ou moins fortes qui peuvent être acceptées ou refusées par les mathématiciens. La plus faible consiste dans l'acceptation de la suite des nombres naturels comme totalité donnée. Et elle est déjà récusée par Kronecker et les intuitionnistes, puisque, pour eux, la suite des nombres naturels n'existe que sous la forme d'un processus jamais achevé, qui est capable de dépasser toute limite déjà atteinte. L'analyse infinitésimale ne se contente pas de cette forme modeste de platonisme. Elle se donne le droit d'utiliser des ensembles de nombres, des suites de nombres et des fonctions qu'elle ne cherche pas à définir effectivement, mais se contente d'utiliser d'une façon que Bernays appelle "quasi-combinatoire", en voulant dire par là au sens d'une analogie de l'infini au fini (p. 54). Enfin, il y a la théorie des ensembles, qui va encore beaucoup plus loin, en itérant le concept quasi-combinatoire d'une fonction et en ajoutant à cela des procédés de réunion. Jusque là, il n'a été question que des présupposés platoniciens que l'on peut considérer comme nécessaire d'introduire successivement pour le traitement approprié de différentes espèces d'objets mathématiques. Mais il faut encore ajouter à ce platonisme, que l'on pourrait appeler relatif, puisqu'il est lié à chaque fois aux contraintes et aux exigences spécifiques d'une théorie mathématique particulière, ce que Bernays appelle le platonisme absolu. "Plusieurs mathématiciens et philosophes, écrit-il, interprètent les méthodes du platonisme au sens d'un réalisme conceptuel, postulant l'existence d'un monde d'objets idéaux contenant tous les objets et les relations de la mathématique. C'est ce platonisme absolu qui a été démontré insoutenable par les antinomies, spécialement par celles qui se groupent autour du paradoxe de Russell-Zermelo" (p. 56). Mais il faut remarquer que la seule chose que les antinomies de la théorie des ensembles nous obligent à rejeter est le platonisme absolu. Elles ne prouvent rien contre la légitimité de formes plus modérées de platonisme et la discussion porte en fait essentiellement sur la question de savoir de quel degré et de quel genre de platonisme nous avons besoin en mathématiques et dans quelle mesure il peut être considéré comme acceptable par le mathématicien. Bernays remarque qu'"il n'est pas exagéré de dire que le platonisme règne aujourd'hui dans la mathématique" (ibid.). Mais une autre chose qui n'est pas moins vraie est que la tendance platonicienne a été contestée dans son principe dès le moment où elle est apparue et qu'elle donne lieu à des discussions particulièrement vives. Certains mathématiciens considèrent que l'idéal serait certainement de réussir à éliminer complètement les présupposés et les hypostases platoniciennes dans les mathématiques elles-mêmes.
2. La contribution de Poincaré et les raisons de la confusion qui s'est installée à une certaine époque
Bien qu'on l'ait généralement peu remarqué, Bernays n'est pas le premier à avoir proposé d'utiliser l'expression "platonisme mathématique" pour désigner ce qu'il vaudrait sans doute mieux appeler le "réalisme mathématique", à savoir l'attitude qui consiste à croire à l'existence d'une réalité mathématique qui est aussi indépendante de notre esprit que peut l'être la réalité physique. Le premier à l'avoir fait semble être Poincaré, qui oppose deux tendances, qu'il appelle celle des Cantoriens et celle des Pragmatistes, et rapproche la première de la théorie des idées de Platon:
"... Les Cantoriens sont réalistes, même en ce qui concerne les entités mathématiques; ces entités leur paraissent avoir une existence indépendante; le géomètre ne les crée pas, il les découvre. Ces objets existent alors pour ainsi dire sans exister, puisqu'ils se réduisent à de pures essences; mais comme, par nature, ces objets sont en nombre infini, les partisans du réalisme mathématique sont beaucoup plus infinitistes que les idéalistes; leur infini n'est plus en devenir, puisqu'il préexiste à l'esprit qui le découvre; qu'ils l'avouent ou qu'ils le nient, il faut donc qu'ils croient à l'infini actuel.
On reconnaît là la théorie des idées de Platon; et cela peut paraître étrange de voir Platon classé parmi les réalistes; rien n'est pourtant plus opposé à l'idéalisme contemporain que le platonisme, bien que cette doctrine soit également très éloignée du réalisme physique (Note 4)."Poincaré met ici le doigt sur un paradoxe très remarquable, sur lequel je reviendrai un peu plus longuement dans un instant. On a l'habitude de parler de la doctrine de Platon comme étant une forme d'idéalisme, en voulant dire par là qu'il s'agit d'une doctrine qui, en plus de celle des êtres empiriques, reconnaît l'existence de réalités d'une autre nature appelées "idées". Mais, justement, l'idéalisme platonicien est, en ce qui concerne les idées, un réalisme. Et c'est aussi ce qu'est son équivalent, à savoir le platonisme mathématique, lorsque la question posée est celle de l'existence des êtres idéaux que sont les objets mathématiques. Poincaré constate que les mathématiciens qui défendent des positions qu'on a pris l'habitude d'appeler "idéalistes" sont en fait souvent des antiréalistes typiques. Ils ne croient nullement à la réalité indépendante des objets mathématiques. Ils ne les considèrent, au contraire, que comme constituant le corrélat de certaines activités mentales, sur la légitimité desquelles porte la contestation qu'ils ont avec leurs adversaires, qu'on désigne généralement du nom d'"empiristes". Pour dire les choses de façon sommaire, les idéalistes considèrent comme légitime et même indispensable, en mathématiques, d'ajouter des entités qui ne peuvent être obtenues que par l'application de procédures d'idéalisation d'une certaine sorte aux éléments dont nous sommes en mesure de nous faire une représentation plus concrète. Hilbert, dans Sur l'infini (1926), explique que, d'après ce que nous dit la science d'aujourd'hui, l'infini ne peut être trouvé nulle part dans la nature (ni la matière, ni l'énergie ne semblent posséder la propriété d'être divisibles à l'infini); et il n'est pas question non plus, en tout cas pour lui, de lui attribuer une réalité dans un univers d'objets mathématiques. Son point de vue est donc bien différent de celui de Cantor, qui attribue, pour sa part, une existence objective à l'infini actuel à la fois dans le monde mathématique et dans la réalité naturelle. Leibniz adopte, sur ce point, une attitude que Cantor trouve peu cohérente, puisqu'il soutient que l'infini actuel est réalisé partout dans la nature, mais n'a pas de réalité mathématique et ne peut jouer dans les mathématiques que le rôle d'une fictio mentis. Pour Hilbert, l'infini n'est donné nulle part dans une réalité quelconque et ne peut donc avoir comme existence que celle d'un être de pensée. La seule solution qui reste est, dans ces conditions, de lui attribuer le rôle d'une idée, au sens kantien, autrement dit, d'un concept de la raison qui transcende toute expérience et dont nous nous servons pour compléter le concret de façon à lui conférer un caractère de totalité. C'est, si l'on veut, de l'idéalisme, mais ce n'est sûrement pas du réalisme. Les éléments idéaux dont il est question ne sont justement pas considérés comme réels, au sens du réalisme. Mais ce que contestent, de leur côté, les empiristes, comme on les appelle, n'est pas seulement la tendance à traiter l'idéal comme s'il était réel, c'est déjà la possibilité de recourir à des abstractions idéalisantes du genre de celles qui sont acceptées par leurs adversaires idéalistes.
Considérée comme une totalité susceptible d'être donnée d'un coup et à laquelle il est possible d'attribuer un nombre cardinal qu'on appelle la puissance du dénombrable, la suite des nombres naturels elle-même a déjà une existence qui ne peut être qu'idéale, au sens dont j'ai parlé. Borel dit que "la notion de l'infini énumérable apparaît (...) comme n'étant pas seulement un symbole sur lequel on calcule d'après des conventions arbitraires, mais comme une possibilité limite conçue par notre imagination, de même que la droite idéale ou le cercle parfait (Note 5)." Borel accepte l'idée de l'infini dénombrable en ce sens-là, parce qu'il considère que les objections finitistes ne peuvent prévaloir contre ce qu'on peut appeler le sens ou le sentiment qu'a le mathématicien de la réalité de ce dont il s'agit. Ces objections ne lui paraissent pas décisives, "lorsqu'on se place (...) sur le terrain des réalités, c'est-à-dire lorsqu'on examine ce que font réellement ceux des mathématiciens qui ne se préoccupent que de comprendre et de faire avancer leur science, sans s'inquiéter des controverses philosophiques" (ibid.). La situation est, en revanche, bien différente, lorsqu'il est question de l'infini non dénombrable, parce que, nous dit Borel, les mots "infini non dénombrable" n'ont jamais suggéré à son imagination autre chose que l'idée d'infinités énumérables. "Les raisonnements sur les alephs conservent donc pour moi, écrit-il, un caractère purement abstrait, ne correspondant à aucune réalité" (ibid.). "La théorie des ensembles non dénombrables, dit-il encore, se réduit forcément à une sorte d'algèbre logique dont les symboles ne recouvrent aucune réalité accessible, les divers mathématiciens ne pouvant être assurés qu'ils sont d'accord sur cette réalité, puisqu'ils n'en ont pas une représentation commune (Note 6)." Peut-être "de cette débauche de logique formelle, qui apparaît comme une construction sans aucune base, sortira-t-il un jour quelque idée utile" ("La théorie des ensembles et les progrès récents de la théorie des fonctions" (1909), in Emile Borel: philosophe et homme d'action, p. 175). Mais, pour le moment, le seul mérite réel (qui est considérable) de la théorie des ensembles a été "de créer un état d'esprit permettant un magnifique développement de la Théorie des fonctions" (ibid., p. 168).
Il ne faut pas se méprendre sur le sens que Borel donne, dans cette affaire, au mot "réalité". Dans toutes ces discussions, il prend soin de préciser que la question philosophique du réalisme ne le concerne en aucune façon. Ce qui l'intéresse est uniquement de savoir si les êtres mathématiques concernés peuvent être considérés comme mathématiquement réels. On peut dire en gros qu'un être est mathématiquement réel si les mathématiciens dans leur ensemble ont réussi à en construire une notion suffisamment claire pour eux et à en faire des applications fécondes à des branches des mathématiques qui, pour leur part, ne prêtent à aucune contestation possible. Il y a ainsi toute une partie de la théorie des ensembles qui est justifiée par les applications décisives qui en ont été faites dans la théorie des fonctions. Le reste se réduit pour l'instant à un pur calcul logique auquel ne correspond aucune réalité mathématique. Borel n'accorde visiblement aucun intérêt à la question de savoir si les êtres mathématiques en général n'existent que dans l'esprit du mathématicien et comme résultat de ses activités de création ou ont aussi une existence en dehors de lui. Puisque le mathématicien, dans sa pratique, n'a et n'aura jamais affaire aux êtres mathématiques que pour autant qu'ils sont considérés sous le premier aspect, on peut fort bien oublier tout le reste et laisser aux philosophes le soin de s'en préoccuper.
Poincaré décrit la position des mathématiciens et des philosophes qu'il classe dans la catégorie des Cantoriens, au sens large, comme consistant à supposer qu'il y aurait encore une science, même s'il n'y avait pas de savants: "... Les Cantoriens, dis-je, parlent constamment d'épistémologie, c'est-à-dire de la science des sciences; et il est bien entendu que cette épistémologie est tout à fait indépendante de la psychologie, c'est-à-dire qu'elle doit nous apprendre ce que seraient les sciences s'il n'y avait pas de savants; que nous devons étudier les sciences, non sans doute en supposant qu'il n'y a pas de savants, mais du moins sans supposer qu'il y en a. Ainsi non seulement la Nature est une réalité indépendante du physicien qui pourrait être tenté de l'étudier, mais la physique elle-même est aussi une réalité qui subsisterait s'il n'y avait pas de physiciens. C'est bien là du réalisme" (op. cit., p. 158). En mathématiques, le réalisme consiste à considérer que les mathématiques, comprises au sens de l'ensemble des vérités mathématiques objectives, ont une existence indépendante de celle du mathématicien. Les Pragmatistes sont, au contraire, des idéalistes et ils le sont pour la raison suivante: "... Pourquoi les Pragmatistes refusent-ils d'admettre des objets qui ne pourraient être définis par un nombre fini de mots? C'est parce qu'ils considèrent qu'un objet n'existe que quand il est pensé, et qu'on ne saurait concevoir un objet pensé indépendamment d'un sujet pensant. C'est bien là de l'idéalisme. Et comme un sujet pensant, c'est un homme, ou quelque chose qui ressemble à l'homme, que c'est par conséquent un être fini, l'infini ne peut avoir d'autre sens que la possibilité de créer autant d'objets finis qu'on le veut" (ibid., p. 158-159). Il n'y a donc pas, pour un pragmatiste, d'objets infinis, mais seulement la possibilité, qui n'a pas de limites, de créer des objets qui restent à chaque fois finis.
Les réalistes se placent d'ordinaire, remarque Poincaré, au point de vue physique. Etre réaliste veut dire, pour eux, croire à la réalité des objets matériels, alors qu'un idéaliste soutiendra, par exemple, qu'il n'existe en toute rigueur que des sensations et des représentations dans l'esprit du sujet pensant. Poincaré souligne qu'un réaliste physique peut très bien être idéaliste en mathématiques et que la plupart des réalistes physiques le sont. Ils optent de façon générale pour le finitisme, qui est un antiréalisme, et croient que le monde est limité. Les idéalistes, au contraire, lorsqu'il est question des antinomies kantiennes sont tout prêts à choisir les antithèses, plutôt que les thèses. La nouveauté essentielle qui a été introduite par les Cantoriens est le fait de considérer que l'on doit être réaliste, même en ce qui concerne les entités mathématiques, ce que Poincaré présente, à tort ou à raison, comme une question que personne ne s'était vraiment posée jusque là.
La mise au point à laquelle il procède n'a pas été perdue pour tout le monde. On en trouve un écho direct dans une lettre de Hadamard à Borel, que celui-ci a reproduite dans l'article de 1914 intitulé "L'infini mathématique et la réalité", que j'ai déjà cité. Hadamard répond à un article de Borel qui avait été publié en 1912 dans la même revue ("La philosophie mathématique et l'infini", compte rendu de Léon Brunschwicg, Les étapes de la philosophie mathématique) et en profite pour revenir sur la question de l'empirisme et de l'idéalisme. Il constate que, d'après ce que dit Borel, "si le raisonnement de Zermelo [le raisonnement qui fait intervenir l'axiome du choix, dont Zermelo se sert pour démontrer que tout ensemble peut être bien ordonné] n'"existe" pas, le mouvement brownien n'existe pas non plus, ou guère. Il me semble que, pour le "choix" de Zermelo, une existence du même ordre que celle du mouvement brownien est encore acceptable" (ibid., p. 177). Hadamard fait remarquer que les positions extrémistes que certains adoptent sur les questions d'"existence" en mathématiques devraient aussi logiquement entraîner la suspicion à propos d'un bon nombre de choses dont l'existence semble être admise sans difficulté en physique. Mais ce qui est plus intéressant est la suite. Borel avait qualifié la position qu'il adopte d'"empiriste" ou "réaliste" et cherché à établir qu'elle est au moins cohérente (cf. "La philosophie mathématique et l'infini", ibid., p. 315). Hadamard fait remarquer que ce qu'on appelle "idéalisme" dans les discussions de cette sorte n'est en réalité rien d'autre que l'empirisme lui-même. Borel avait insisté sur le fait que la science est nécessairement subjective, en ce sens qu'elle ne peut être qu'une construction effectuée par un sujet pensant avec les moyens limités qu'il a à sa disposition. Hadamard accepte ce point, mais ajoute: "Seulement, il est des savants, dont je suis, qui croient que par contre, son objet est objectif, si tu me permets ce truisme apparent. Celui-ci est d'ailleurs si loin d'être réel qu'il résume au contraire, ce qui reste du débat entre les empiristes et les... - je ne peux dire: les idéalistes, car, comme l'a fait remarquer Poincaré dans son article de Scientia, le point de vue habituellement désigné sous ce nom par les philosophes n'est autre, ici, que le point de vue empiriste. Ce n'est même pas là le côté le moins curieux du débat; c'est la première fois que l'idéalisme classique, habitué à s'attaquer au monde physique et sensible, se trouve transposé dans le domaine mathématique" (ibid., p. 177-178). En d'autres termes, Hadamard considère que ce qui correspond, dans le domaine des mathématiques, à l'attaque que les idéalistes ont menée contre la réalité physique est justement ce qu'on appelle l'empirisme et que c'est aussi la première fois qu'on le fait ouvertement. Pour lui, le débat se ramène finalement à ceci: les mathématiques sont certes, comme toute science, subjectives, mais est-on prêt ou non à admettre qu'elles étudient néanmoins une réalité objective? Les réalistes répondent que oui, les idéalistes, qui sont en l'occurrence les empiristes, répondent que non. Il est facile de se rendre compte que le point de vue de Hadamard, qualifié à l'époque d'"idéaliste", correspond en fait à peu de chose près à ce qu'on appelle aujourd'hui le réalisme. Putnam, par exemple, caractérise le réalisme mathématique de la façon suivante: "... Les mathématiques formulent des assertions qui sont objectivement vraies ou fausses, indépendamment de l'esprit humain, et quelque chose répond aux notions mathématiques telles qu'un "ensemble" ou une "fonction". (...) Le point important, c'est que le mathématicien étudie quelque chose d'objectif, même s'il n'étudie pas une "réalité" inconditionnée de choses non matérielles (Note 7)."Dans les fameuses Cinq lettres sur la théorie des ensembles, qui ont été échangées entre Baire, Borel, Hadamard et Lebesgue, Baire, Borel et Lebesgue défendent un point de vue qui est proche de celui de Kronecker. Le seul à défendre un point de vue réaliste ou en tout cas proche du réalisme est justement Hadamard. Pour comprendre ce qui le sépare de Borel, il suffira de citer ce qu'écrit celui-ci dans "La philosophie mathématique et l'infini": "Il n'est de science possible que des phénomènes qui peuvent être décrits d'une manière suffisante au moyen d'un nombre de mots accessible à un homme pendant la durée de sa vie; c'est là peut-être la raison profonde pour laquelle certains phénomènes vitaux et psychologiques échappent dans leur détail à l'investigation scientifique, c'est la raison pour laquelle il sera sans doute toujours impossible de déduire de l'autopsie du cerveau d'un homme la connaissance des pensées qu'aurait eues cet homme s'il n'était point mort. Mais sans s'égarer aussi loin de la science actuelle, il est permis de se demander s'il peut exister des phénomènes physiques dont la connaissance complète n'exige qu'un nombre fini relativement faible de données, tandis que leur explication exigerait plus de mots que l'intelligence d'un homme ne pourrait en saisir. De tels phénomènes échapperaient à la science humaine, tout au moins à la science "toute subjective" qui me paraît être la seule science dont on puisse légitimement parler. J'avoue en effet ne pas comprendre ce que veut dire Hadamard lorsqu'il écrit: "Je dirais plutôt: l'ordination est-elle possible? (et non pas même peut-on ordonner, de crainte d'avoir à penser à cet on); Baire dirait: pouvons-nous ordonner? Question toute subjective, à mon avis." Je ne conçois pas en effet ce que peut être la possibilité en soi d'un acte qui serait impossible pour tout esprit humain; c'est pour moi une pure abstraction métaphysique, en dehors de toute réalité scientifique" (ibid., p. 314-315). Hadamard pense que ce qui est en question dans la démonstration du fait que tout ensemble peut être bien ordonné est une possibilité objective. Ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire, en l'occurrence, ne relève pas des mathématiques, mais de la psychologie. On ne devrait même pas parler de ce que qu'un être pensant en général pourrait faire, et encore moins, comme le fait Baire, dont le point de vue est le plus restrictif et le plus anthropocentrique, de ce que nous les hommes pourrions faire.
On parle souvent d'ensembles, y compris d'ensembles infinis, qui sont donnés. Baire, dont la position est encore plus radicale que celle de Borel, estime qu'on le fait avec beaucoup trop de légèreté. Il pense que ce qui est donné ne peut être que ce qui nous est donné de façon précise et explicite: "L'expression ensemble donné est employée à chaque instant: a-t-elle un sens? Pas toujours, selon moi. Dès qu'on parle d'infini (même dénombrable, et c'est ici que je suis tenté d'être plus radical que Borel), l'assimilation, consciente ou inconsciente, avec un sac de billes qu'on donne de la main à la main, doit complètement disparaître, et nous sommes, à mon avis, dans le virtuel, c'est-à-dire que nous faisons des conventions qui nous permettent ultérieurement, un objet étant défini par une nouvelle convention, d'affirmer certaines propriétés de cet objet. Mais croire qu'on est allé plus loin ne me paraît pas légitime. En particulier, de ce qu'un ensemble est donné (nous serons d'accord, pour dire, par exemple, que nous nous donnons l'ensemble des suites d'entiers positifs), il est faux pour moi de considérer les parties de cet ensemble comme données. A plus forte raison je refuse d'attacher un sens au fait de concevoir un choix fait dans chaque partie d'un ensemble" ("Cinq lettres sur la théorie des ensembles", reproduit dans Borel, Leçons sur la théorie des fonctions, p. 152). Autrement dit, ce n'est pas parce qu'un ensemble est donné, ou plutôt que nous nous donnons un ensemble, que ses éléments sont aussi donnés et encore moins que ses sous-ensembles le sont.
3. Paul du Bois-Reymond et les origines de la controverse entre l'"idéalisme" et l'"empirisme"
Quand on se demande comment on en est arrivé en mathématiques à utiliser l'opposition entre le point de vue idéaliste et le point de vue empiriste de la façon qui vient d'être discutée, il faut faire une place importante à un ouvrage classique, intitulé Théorie générale des Fonctions, qui avait été publié en 1882 par Paul du Bois-Reymond (Note 8). Tout le livre est construit précisément sur une confrontation et un dialogue entre deux attitudes et deux conceptions que l'auteur appelle "idéalisme" et "empirisme". On peut dire naturellement, de façon très grossière, que le point de vue de l'empiriste, au sens de du Bois-Reymond, est plus proche de ce qu'on appelle habituellement en philosophie l'empirisme et celui de l'idéaliste plus proche de l'idéalisme critique kantien. Mais, comme j'ai déjà eu l'occasion de le remarquer, le deuxième est certainement en même temps aux antipodes de l'idéalisme (ou, si l'on préfère, du réalisme) platonicien. Ce que dit Poincaré est que, si on oppose, comme on le fait d'ordinaire, l'idéalisme au réalisme, on ne peut pas l'opposer en même temps à l'empirisme, car la position qu'adopte celui-ci est une position qu'il partage avec toutes les conceptions qui peuvent être considérées et que nous considérerions aujourd'hui comme des exemples tout à fait typiques d'antiréalisme: l'empirisme lui-même, le vérificationnisme, le constructivisme, le finitisme au sens large, le finitisme strict ou, comme l'appelle également, l'anthropologisme. Poincaré lui-même est, bien entendu, un antiréaliste explicite. Si on considère le cas d'une proposition universelle de la théorie des nombres, un réaliste dira qu'elle a un sens qui est indépendant de toute possibilité de vérification ou de réfutation et qui détermine un fait qui est réalisé objectivement ou ne l'est pas dans l'univers des entités mathématiques. Ce n'est pas du tout ce que pense Poincaré. Pour lui, quand nous énonçons un théorème de cette sorte, ce que nous voulons dire est simplement que toutes les vérifications que nous pourrions songer à en entreprendre réussiront et c'est ce dont la démonstration réussit précisément à nous convaincre "Le théorème, écrit-il, n'a pas d'autre sens, et cela est encore vrai si dans son énoncé on parle de nombres infinis; mais comme les vérifications ne peuvent porter que sur des nombres finis, il s'ensuit que tout théorème sur les nombres infinis ou surtout sur ce qu'on appelle ensembles infinis, ou cardinaux transfinis, ou ordinaux transfinis, etc., etc., ne peut être qu'une façon abrégée d'énoncer des propositions sur les nombres finis. S'il en est autrement, ce théorème ne sera pas vérifiable, et s'il n'est pas vérifiable, il n'aura pas de sens" ("La logique de l'infini", in Dernières Pensées, p. 13). Comme dirait un antiréaliste, au sens de la controverse actuelle entre le réalisme et l'antiréalisme, le théorème n'a pas de sens qui transcende les possibilités de vérification que nous avons et celles-ci sont toujours par essence finies et ne concernent que des nombres finis.
Pour en revenir aux considérations qui ont semblé pendant longtemps justifier l'existence d'un couple d'opposés du type idéalisme-empirisme en mathématiques, l'explication que donne du Bois-Reymond de la signification des deux termes est la suivante: "... L'idéalisme croit à la vérité de certaines formes limites de nos idées exigées par notre entendement, mais qui sont en dehors de toute perception et de toute représentation sensible; l'empirisme est le système de complète renonciation, il n'admet comme existant ou comme correspondant à l'existence, que ce qui peut être perçu; il ne se confond ainsi en aucune façon avec le pyrrhonisme classique" (Théorie générale des fonctions, p. 22). Le sens du mot "empirisme" est ici, comme on peut le constater, encore assez proche du sens traditionnel. La conviction centrale de l'idéaliste s'exprime dans le credo suivant: "Comme idéaliste, je crois à la réalité de mes idéaux, je crois à la réalité objective de mes idées poursuivies jusqu'aux limites extrêmes de ma pensée, quoiqu'en vérité, comme l'infini, elles ne soient pas représentables. Je crois à l'infini et à l'existence objective d'images géométriques précises ou plus correctement à leur possibilité; car cette possibilité signifie que seules des circonstances secondaires et accessoires peuvent s'opposer à leur existence, comme on dit qu'il est possible que deux montres aillent parfaitement ensemble. Et toutes conclusions qui reposent sur de pareilles hypothèses doivent tomber dans le domaine de la possibilité, ou, bien, suivant leur nature, dans celui de la réalité" (p. 71). Autrement dit, il n'y a sans doute pas dans la nature de choses comme des lignes droites exactes ou des cercles parfaits. Mais l'existence de choses de cette sorte correspond à une possibilité, et une possibilité objective. Si celle-ci n'est pas réalisée, c'est seulement à cause de circonstances dont le mathématicien n'a pas à tenir compte. Bien entendu, dans tout cela, ce qui n'est pas décidé clairement est la question de savoir si ce qui existe objectivement est la possibilité de certains êtres mathématiques idéaux ou, au contraire, ces êtres eux-mêmes dans une réalité qui, pour la raison indiquée, ne peut être la réalité naturelle. Dans la suite, il est vrai, le discours de l'idéaliste prend une tournure qui va nettement plus loin dans le sens du réalisme explicite: "... Dans tout espace vide non seulement on peut introduire par la pensée des figures sans nombre, mais encore elles y sont réellement. Dans ce bloc de marbre est taillé notre portrait, puisque le sculpteur peut avec son ciseau et suivant son talent atteindre une ressemblance plus ou moins grande. De même j'affirme que dans cet espace que j'imagine homogène comme l'air l'est pour nos sens, ou bien vide, toute figure de forme précise non seulement peut-être supposée, mais encore est contenue réellement. Si j'imagine une sphère ayant un certain point pour centre et dont la surface passe par un second point, de quelque façon que soit choisi le système des deux points, il existe dans l'espace une pareille sphère, absolument comme dans le bloc de marbre d'où on peut la faire sortir avec le ciseau. C'est une représentation si naturelle qu'elle est claire même pour l'enfant" (ibid., p. 95). Autrement dit, à une possibilité objective qui n'est pas nécessairement réalisée ni même simplement réalisable, correspond une réalité dans un monde idéal qui est précisément celui des possibilités elles-mêmes. A ce qu'affirme l'idéaliste, l'empiriste objecte que tout le raisonnement repose sur une hypothèse généralement à peine mentionnée et qui n'est pas acceptable, à savoir celle de l'existence de la mesure exacte: "L'étendue rectiligne idéale n'est donc que la fin admise arbitrairement d'une suite de représentations de mesures toujours plus précises, mais d'une suite pour laquelle on ne peut démontrer l'existence d'une fin. Dans le monde tel qu'il s'offre à nos perceptions, rien ne parle en faveur de l'existence de l'idéal géométrique, bien plus, tout parle contre" (ibid., p. 91).
Cela signifie qu'on retombe toujours sur le même problème, qui est celui du droit que l'on a d'affirmer l'existence d'une limite dont on sait en même temps qu'on n'est pas en mesure de l'atteindre, ce qui constitue, bien entendu, un des problèmes auxquels les mathématiques sont confrontées de façon constante. "Par concept de limite, écrit du Bois-Reymond, on entend un certain mode de raisonnement en vertu duquel, de la nature d'une suite de valeurs susceptibles d'être mesurées ou observées on conclut à l'existence de valeurs qui échappent à toute perception et dont l'existence ne peut jamais se démontrer au sens ordinaire du mot. Malgré tout, d'ailleurs, nous sommes habitués à nous contenter sans sourciller de cette conclusion que nous appliquons constamment" (ibid., p. 21). Pour comprendre ce que veut dire du Bois-Reymond prenons l'exemple très simple de la suite 1 + 1/2 + 1/4 + 1/8 + ... Nous savons qu'elle a pour limite le nombre 2, parce que celui-ci satisfait à la condition de la limite, c'est-à-dire que la différence 2 - (1 + 1/2 + ... + 1/2n), quand n croît indéfiniment, peut être rendue aussi petite qu'on veut. Mais, dit du Bois-Reymond, "aucun homme n'a encore vu le nombre ou la fraction décimale ou une autre chose quelconque qui représente la limite de la suite 1 + 1/2 + 1/2 x 3 + 1/2 x 3 x 4 + ..." (ibid., p. 26); et aucun n'a jamais vu non plus le résultat numérique de l'extraction de la racine carrée de 2 supposée prolongée indéfiniment. L'idéaliste résume bien le sens de la querelle qui l'oppose à son adversaire, lorsqu'il constate: "Le domaine de notre pensée ne renferme pas seulement la mosaïque de tout ce qui est perceptible, et les représentations et concepts qui en dérivent par le travail de notre pensée, c'est-à-dire par une suite de transformations et de combinaisons, mais encore nous possédons la conviction inébranlable - peu importe ici comment nous l'avons acquise - de l'existence de certaines choses en dehors du système de représentations" (ibid., p. 99). Ainsi, par exemple, le concept d'une fraction décimale illimitée développée jusqu'au bout et plus encore celui d'une fraction décimale illimitée dont le développement ne peut être représenté par aucune loi se situent certainement en dehors du système de représentations, au sens indiqué, mais personne n'a aucun doute sur le fait qu'il leur correspond une chose, un nombre réel déterminé, qui existe réellement. Bien entendu, l'idéaliste oublie ici que l'empiriste ne conteste pas nécessairement que nous ayons bel et bien la conviction inébranlable qu'il décrit. Son problème n'est pas de savoir si nous l'avons ou non, mais si elle est justifiée. On pourrait, bien sûr, objecter, qu'un nombre comme sqroot2 est parfaitement représenté par l'indication d'une suite de nombres rationnels du type 1, 1,4, 1,41, 1,414, 1, 4142, .... Mais il s'agit d'une représentation dont le sens repose, justement, sur l'idée de l'effectuation complète d'une procédure infinie et qui, par conséquent, n'appartient plus au système des représentations, au sens ordinaire, à partir desquelles elle a été obtenue.
4. Où situer l'intuitionnisme par rapport aux deux oppositions entre l'idéalisme et l'empirisme et entre le platonisme et le constructivisme?
Je n'entrerai pas ici dans le détail de la démarche qui a été suivie par du Bois-Reymond pour démontrer que l'opposition qui existe entre le point de vue idéaliste et le point de vue empiriste peut être finalement dépassée et de quelle façon elle peut l'être, ce qui constitue l'objectif principal de son livre. Je n'ai cité celui-ci que pour rendre plus compréhensibles certaines des bizarreries que peut comporter, du point de vue actuel, la terminologie philosophique qui est utilisée à l'époque par les mathématiciens, et notamment le fait que, dans les années 1910, on appelle couramment "empiristes" des mathématiciens comme Baire, Borel et Lebesgue, alors que Hadamard est qualifié, pour sa part, d'"idéaliste". Heyting, dans un livre dont l'original allemand est paru en 1934 et la version française en 1955 (Note 9), explique que l'on peut considérer comme des intuitionnistes tous les mathématiciens qui acceptent les deux principes fondamentaux suivants: 1) Les mathématiques n'ont pas seulement une signification formelle, mais aussi un contenu, et 2) Les objets mathématiques sont saisis immédiatement par l'esprit pensant. La connaissance mathématique est par suite indépendante de l'expérience. Or, constate Heyting: "Le deuxième principe (...) admet deux exceptions: on peut attribuer aux objets mathématiques une existence en soi, c'est-à-dire indépendante de notre pensée; mais nous ne conclurons à leur existence qu'au moyen d'une construction grâce à laquelle l'objet existant déjà en soi sera reproduit par nous, et ne sera que par là reconnaissable pour nous. Nous appellerons cette conception semi-intuitionnisme. Kronecker a contribué à la compléter; elle est en substance à la base des théories des soi-disant empiristes ou réalistes français (BOREL, LEBESGUE, BAIRE), et aussi de celle du philosophe viennois F. KAUFMANN. Des conceptions semblables ont été présentées entre autres par SKOLEM et par RICHARD.
La deuxième possibilité est représentée par BROUWER, lequel dénie aux objets mathématiques toute existence indépendante de la pensée, ou du moins tient pour injustifiée l'assimilation de la croyance en une telle existence à un procédé de démonstration mathématique" (p. 6). Heyting remarque avec raison qu'un empiriste ou, comme on dit aussi, un réaliste n'est pas obligé de contester que les objets mathématiques puissent avoir une existence indépendante de la pensée. Ce qui est vrai est seulement qu'un objet mathématique, même s'il existe en soi, n'a d'existence pour nous et ne nous concerne, du point de vue mathématique, que pour autant que nous sommes en mesure de l'identifier et de le caractériser de façon appropriée avec les moyens dont nous disposons, ce qui, concrètement parlant, veut dire, pour les empiristes français, de le définir en un nombre fini de mots. Heyting pense que les mathématiciens comme Borel, Lebesgue et Baire ne proposent pas forcément d'abandonner purement et simplement l'idée que les objets mathématiques possèdent, en plus de leur existence pour nous, une existence indépendante qui la précède. Mais le point de vue de Brouwer est bien différent. Pour lui, en effet, les objets mathématiques n'ont pas d'existence en dehors de la pensée. Ils n'existent que sous la forme de constructions mentales effectuées par nous. On peut conclure de cela que, si l'on se réfère à l'opposition que l'on fait traditionnellement entre l'idéalisme et le réalisme, c'est, en toute rigueur, la position de Brouwer qui devrait être qualifiée d'idéaliste, et certainement pas celle d'un mathématicien comme Hadamard. Heyting lui-même dit que, dans les Cinq lettres sur la théorie des ensembles, "la conception idéaliste de Hadamard contrasta avec la conception réaliste des autres" (p. 7). Mais l'opposition importante n'est manifestement pas celle de l'empirisme et de l'idéalisme. Le point de vue de Brouwer a des points importants en commun avec celui des empiristes français et c'est justement pour cela que ceux-ci peuvent être considérés comme des semi-intuitionnistes. Mais il y a entre les deux une rupture importante, qui consiste dans la décision de refuser aux objets mathématiques une existence indépendante de la pensée, autrement dit, dans le choix de l'idéalisme, en un sens qui est à peu près opposé à celui auquel Hadamard pouvait encore être qualifié d'idéaliste. Il est clair, en tout cas, qu'il serait particulièrement absurde de qualifier d'"empirisme" une théorie comme celle de Brouwer, même si elle a des affinités avec celle des empiristes français, puisque Brouwer et les intuitionnistes soutiennent que les mathématiques sont une science indépendante de l'expérience. La difficulté supplémentaire qui s'introduit ici provient évidemment du fait qu'il y a aussi un usage du mot "empirisme" dans lequel il est opposé non pas à ce qu'on appelle à l'époque l'idéalisme, mais, de façon plus précise et plus spécifique, à l'apriorisme. Du point de vue philosophique, Brouwer est évidemment un héritier de Kant, et non de l'empirisme. Il fait reposer l'arithmétique, dont il considère les jugements comme synthétiques a priori, sur l'intuition primordiale du temps. Pour compliquer, si possible, encore les choses, il se trouve qu'il y a eu des philosophes comme Mill, qui ont soutenu que les vérités mathématiques elles-mêmes n'étaient pas autre chose que des généralisations inductives obtenues à partir de l'expérience. Cette position, qui mériterait certainement encore plus que n'importe quelle autre d'être appelée empiriste, est aux antipodes à la fois de celle de Frege, qui la critique sévèrement, et de celle de Brouwer.
En guise de conclusion
Je ne vais pas poursuivre plus longtemps ces réflexions sur l'ambiguïté et la confusion qui ont régné pendant longtemps, d'une façon qui rétrospectivement peut sembler étonnante, dans la terminologie. Il ne suffirait certainement pas pour expliquer cela d'invoquer le manque de familiarité des mathématiciens concernés avec le vocabulaire, les concepts et la tradition philosophiques. Ce qui est vrai est qu'il y a réellement plusieurs problèmes bien différents qui, pendant longtemps, n'ont pas été distingués de façon suffisamment claire. Il y a, en particulier, un problème que l'on peut qualifier d'ontologique, qui est celui du mode d'existence des objets mathématiques: ont-ils ou non une existence qui est indépendante des opérations mentales par lesquelles nous réussissons à les atteindre?, et un problème qui ne se confond pas avec le premier et qui est plutôt de nature épistémologique: de quels moyens disposons-nous réellement pour réussir à identifier des objets mathématiques et quels sont les objets mathématiques que nous pouvons espérer atteindre par ces moyens? La controverse entre l'empirisme et l'idéalisme portait essentiellement sur le deuxième problème, et non sur le premier. C'est la raison pour laquelle Heyting pense que rien n'empêche les empiristes français de croire malgré tout à la réalité indépendante des objets mathématiques. La controverse entre l'idéalisme et le réalisme porte, au contraire, essentiellement sur le premier problème. Et c'est seulement en relation avec ce problème-là que l'on s'est mis, à partir d'un certain moment, à parler de "platonisme mathématique" pour caractériser la position réaliste. On pourrait se demander, bien entendu, pourquoi on ne l'a pas fait plus tôt. La réponse est probablement que c'est seulement avec l'avènement de la théorie des ensembles et le problème que pose l'introduction explicite du concept de l'infini actuel dans les mathématiques que la question du réalisme a commencé à se poser de façon urgente et dramatique. Ce n'est évidemment pas un hasard si c'est à propos de ce que font les Cantoriens que Poincaré suggère un rapprochement avec les idées de Platon. Il est vrai qu'au cours du dix-neuvième siècle l'utilisation de procédures infinies dans l'analyse, la théorie des suites convergentes, le traitement du problème de la continuité, etc., avait déjà été regardée par beaucoup avec suspicion. Les objections qu'elle suscitait ont trouvé progressivement leur réponse dans les travaux de mathématiciens comme Bolzano, Cauchy, Weierstrass, Dedekind et pour finir, bien entendu, Cantor lui-même. Mais la réponse de Cantor a constitué surtout pour beaucoup de gens un nouveau problème et elle a donné lieu à des critiques sévères de mathématiciens comme Poincaré, Borel, Brouwer et Weyl. Vous me direz sans doute que nous sommes bien loin de Platon. Mais c'est aussi en un certain sens ce que je voulais dire. Entre le moment où l'infini actuel n'avait pas droit de cité en mathématiques et la question du réalisme pas de rapport direct avec celle du statut exact de l'infini en mathématiques, et celui où les deux problèmes ont commencé à être directement liés, les choses ont changé évidemment de façon considérable. Ce qu'on appelle aujourd'hui le platonisme mathématique n'a pas nécessairement une relation très étroite avec les idées de Platon. Mais je voulais surtout donner une idée des conditions et du contexte dans lesquels ce concept en est venu à être utilisé par les mathématiciens et les philosophes des mathématiques, et non pas décider s'il l'est d'une façon qui peut satisfaire un historien de la philosophie et a fortiori un véritable connaisseur de la philosophie, et en particulier de la philosophie des mathématiques, de Platon.
Jacques Bouveresse
NOTES DE L'AUTEUR
Note 1 "Sur la notion d'existence dans les mathématiques", L'Enseignement mathématique, 34 (1935), p. 18-19.
Note 2 Reproduit dans Heinrich Scholz, Mathesis Universalis, Abhandlungen zur Philosophie als strenger Wissenschaft, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1969, p. 27-44.
Note 3 Philosophische Schriften, herausgegeben von C. J. Gerhardt, Georg Olms, Hildesheim, 1965, vol. IV, p. 568.
Note 4 "Les mathématiques et la logique", in Dernières Pensées, Flammarion, Paris, 1913, p. 160.
Note 5 Emile Borel, "L'infini mathématique et la réalité" (1914), in Emile Borel: Philosophe et homme d'action, Pages choisies et présentées par M. Fréchet, Gauthier-Villars, Paris, 1967, p. 183
Note 6 Leçons sur la théorie des fonctions, troisième édition, Gauthier-Villars, Paris, 1928, p. 161
Note 7 Mathematics, Matter and Method, Philosophical Papers, vol. I, Cambridge University Press, 2nd. edition, 1979, p. 60.
Note 8 Traduction française par G. Milhaud et A. Girot, Imprimerie Nicoise, Nice, 1887.
Note 9 Les Fondements des mathématiques, Intuitionnisme, Théorie de la démonstration, Gauthier-Villars, Paris, Nauwelaerts, Louvain, 1955.
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