ISSN : 2269-5990

dimanche 17 avril 2011

À quoi servent les journalistes? Entretien avec Jacques Bouveresse à propos de Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus


À quoi servent les journalistes? Entretien avec Jacques Bouveresse,
Propos recueillis par Jean-François Duval, Construire, année 2001, no 18


Jacques Bouveresse, qu’est-ce qui justifie votre intérêt de philosophe pour la presse ?

C’est un domaine devenu aujourd’hui tellement important qu’il est difficile, surtout pour un philosophe, de ne pas s’y intéresser. Mon intérêt vient de ce que, face au triomphe sans partage du néolibéralisme et de la mondialisation, les critiques que formulait déjà Karl Kraus se confirment de plus en plus, il pressent les effets moralement et socialement destructeurs des systèmes de communication modernes sur l’être humain.


Quels sont ses reproches ?

Avant tout, que la presse est un instrument au service du marché universel. Un instrument qui apporte sa quote-part à l’application du principe «tout peut se vendre tout peut s’acheter». A l’origine, aux alentours des années 1850, on pensait que la presse allait être au service de la liberté de pensée et de l’éducation du citoyen. On a très vite vu qu’elle faillissait à sa mission. Kraus rend la presse largement responsable de la boucherie de la guerre de 14-18, dont quasi l’ensemble de la presse a masqué les horreurs sous des envolées lyriques.


Aujourd’hui, la presse servirait la logique économique plutôt que la recherche de la vérité ?

Exactement. Bien entendu, les journalistes d’investigation s’en défendront et pousseront des hauts cris. Mais ils servent bien d’alibi à une presse qui, pour l’essentiel, est surtout devenue un rouage et un auxiliaire essentiels dans le système du marché universel. En fait, comme toutes les entreprises axées sur la recherche du profit, elle tend à faire croire au public qu’elle remplit un rôle beaucoup plus noble qu’elle ne le fait en réalité. Quand on lit un journal, on est constamment obligé de se demander si la vérité est la chose qui importe le plus aux journalistes...


Allons donc! Albert Londres disait que la tâche du journaliste était de porter la plume dans la plaie...

Et Kraus n’aurait pu que souscrire à un tel appel. C’est ce à quoi il s’employait dans sa revue Le Flambeau. Kraus aurait certainement beaucoup d’admiration pour le journalisme d’investigation, à juste titre présenté comme la partie la plus respectable du métier, pour des raisons évidentes: la dénonciation de scandales politico-économiques, etc.

»Le problème, c’est qu’on se sert de cette portion congrue du journalisme comme d’un alibi pour cautionner d’autres comportements bien plus représentatifs des médias dans leur ensemble...

»Contrairement à ce qu’on a cru au départ, le journal n’a pas été inventé pour informer un lecteur curieux et désireux d’être éclairé sur la marche des événements, mais beaucoup plus pour créer un nouveau type de consommateur: le consommateur de nouvelles. La plus grande partie du travail des médias vise bien plus à séduire le lectorat, à vendre, à générer des profits qu’à dévoiler des vérités à la fois importantes et gênantes.


Pour Kraus, le journalisme est vicié par nature?

Oui. La petite partie de la presse qui a conservé un sens élevé de ses devoirs et responsabilités constitue pour lui l’exception héroïque, pas la règle. Comme satiriste, il pense que la presse n’est pas amendable, on ne peut espérer la réformer. Il a des formules terribles, comme: la presse ne commet pas des excès, elle en est un!


En quoi l’influence de la presse est-elle excessive?

Elle réduit le monde à n’être plus qu’un journal, estime Kraus.


Il satirise: Dieu aurait créé le monde pour que les journalistes le transforment en journal !

Oui, le journal comme but de la Création! Il est clair qu’aujourd’hui, le monde semble avoir besoin du journal, des médias, tout simplement pour ÊTRE. Je suis d’ailleurs frappé de voir combien les gens, sans même s’en rendre compte, parlent de plus en plus comme dans les journaux qu’ils lisent...

»C’est que, selon Kraus, nous vivons désormais dans un univers plus journalistique que réel: c’est le journal qui nous fabrique notre monde chaque matin. Il nous met le monde en phrases, en tournures toutes faites, évacue l’imagination, anesthésie la sensibilité et les capacités de réaction, de sentiments humains. De cette façon, il nous rend paradoxalement plus supportables les guerres et les atrocités diverses - c’est ce que pensait Kraus, en tout cas.


C’est tout de même un outil démocratique. Dans les pays totalitaires, la presse est bâillonnée...

Oui, on ne peut pas imaginer une démocratie moderne sans liberté de la presse. En même temps, il faut se demander ce qu’on entend exactement par ce terme.


Que voulez-vous dire ?

Le «droit d’informer et d’être informé» n’a de sens que si l’on se pose dans le même mouvement la question de quoi? et pour quoi? A défaut, l’information a si peu de sens que l’on parlera d’atteinte à la liberté de la presse à propos de tout et n’importe quoi, on n’informera plus de ce que les gens ont réellement à savoir, mais de ce qu’ils ont envie de savoir, ce qui ne répond pas à la même exigence. Les sujets d’intérêts les plus méprisables, les plus dérisoires, les plus infantiles sont ainsi mis sur le même plan que les faits qu’il est indispensable de connaître.

»Bref, une liberté d’informer et d’être informé, qui s’applique à tout et n’importe quoi, est-elle encore une liberté, ou une forme d’asservissement des esprits?


Ainsi, la presse nous aliénerait ?

Kraus rêve parfois d’une journée sans presse, comme nous aspirons à une journée sans voitures... Sommes-nous intoxiqués?

»Finalement, dans ce que les médias proposent aujourd’hui au public, c’est toujours la demande perçue, anticipée ou créée de toutes pièces, et non le besoin réel, qui décide. De plus en plus, les médias parviennent ainsi à créer des sujets à partir de quasi rien: dès lors qu’ils réussissent à créer un rassemblement d’opinion autour de l’impression qu’il est en train de se passer quelque chose, la partie est gagnée. Des dossiers journalistiques entiers sont bâtis sur ce principe...


C’est ici qu’interviennent les questions de déontologie

Oui. Mais le fait que la presse parle tant de déontologie et d’éthique n’est-il pas justement le signe qu’il y a là un problème? Jamais vous n’entendez un boucher ou un agriculteur avoir ce mot aussi souvent à la bouche.

»Et puis, n’y a-t-il pas autant d’éthiques journalistiques qu’il y a de rédactions? Ce qui paraît tout à fait normal à l’une ne passe pas dans l’autre... Souvent, comme le dit Kraus en pastichant les journalistes, elles semblent obéir à ce seul principe: «Nous racontons la chose ou nous ne la racontons pas, pourvu que ça rapporte.» Ou encore: «Qu’ils méprisent, pourvu qu’ils lisent!» Chaque rédaction, même celles de la presse de caniveau, a sa déontologie. Mais, après tout, c’est aussi le cas des bandes de brigands...


Les journalistes se pensent capables de faire régner une certaine éthique dans leur propre milieu

Mais, en l’absence de sanctions réelles, qu’est-ce que cela signifie réellement? La presse a développé une capacité exceptionnelle dans l’art de diluer la responsabilité, de la rendre insaisissable et anonyme. Elle est même devenue si puissante qu’elle peut désormais se permettre de n’accepter, en fait de critiques, que celles qu’elle consent à formuler elle-même à son propre propos...


On le sait: le public a peu confiance dans la presse. Son sens critique fait contrepoids...

Oui, mais comme le disait Kraus, un journal qui augmente le nombre de ses contempteurs ne verra pas pour autant diminuer le nombre de ses abonnés...


Kraus va jusqu’à condamner les journalistes qui ont du style! Pour lui, le propre du bon journalisme, c’est le style le plus plat

En effet, parce qu’à se frotter lui-même à des journaux dont les collaborateurs savaient écrire, il voyait de quoi il retournait: bien souvent, le style consiste à dissimuler l’essentiel sous des effets brillants et à faire passer à la place ce qu’on souhaite soi-même faire passer... Aujourd’hui, dans les médias, le style, les capacités de mise en scène, les angles choisis ne servent souvent qu’à faire exister des sujets inexistants, qui ne tiennent que grâce au talent du journaliste. Voire, plus gravement, à travestir la réalité.

»Kraus préférait donc les comptes rendus secs, la «steppe de nouvelles», comme il disait. Des articles ne reposant pas sur les artifices de la séduction.


Aujourd’hui, tous ces maux décrits par Kraus s’accentueraient ?

Je le crois. Songez que dans un magazine comme L’Express, les cahiers publicitaires occupent désormais une telle place qu’il faut chercher les pages rédactionnelles. Le Monde a son supplément «Argent». Le libéralisme a remporté une victoire par forfait: il n’a plus d’adversaire, et on ne sait plus trop que reprocher à un système voulu aujourd’hui par tout le monde, ni à une presse qui en est l’expression.

»Donc, de plus en plus, on se résout à ce que la presse ne soit qu’un agent économique comme les autres, soumis aux mêmes impératifs primordiaux. Travaille-t-elle avant tout, comme elle cherche à nous en persuader, pour le bien public? Il est permis d’en douter. Kraus ne serait pas surpris de constater cette victoire de la marchandise, dont le règne universel signifie bien l’avènement d’une société post-humaine...

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